LES VIES SUCCESSIVES - PREUVES EXPERIMENTALES - RENOVATION DE LA MEMOIRE


CHAPITRE XIV


  





Dans les pages précédentes, nous avons exposé les raisons logiques qui militent en faveur de la doctrine des vies successives. Nous consacrerons ce chapitre et les suivants à réfuter les objections de ses contradicteurs, et nous aborderons l'ensemble des preuves scientifiques qui, chaque jour, viennent la consolider.


L'objection la plus commune est celle-ci : Si l'homme a déjà vécu, demande-t-on, pourquoi ne se souvient-il pas de ses existences passées ? Nous avons déjà indiqué sommairement la cause physiologique de cet oubli. Cette cause, c'est la renaissance elle-même, c'est-à-dire l'action de revêtir un nouvel organisme, une enveloppe matérielle qui, en se superposant à l'enveloppe fluidique, joue, à son égard, le rôle d'un éteignoir. Par suite de la diminution de son état vibratoire, l'esprit, chaque fois qu'il prend possession d'un corps nouveau, d'un cerveau vierge de toute image, se trouve dans l'impossibilité d'exprimer les souvenirs accumulés de ses vies antérieures. Ses antécédents, il est vrai, se révéleront encore dans ses aptitudes, dans sa facilité d'assimilation, dans ses qualités et ses défauts. Mais tout le détail des faits, des événements qui constituent son passé, réintégré dans les profondeurs de la conscience, restera voilé pendant la vie terrestre. L'esprit, à l'état de veille, ne pourra plus exprimer sous les formes du langage que les seules impressions enregistrées par son cerveau matériel.


La mémoire est l'enchaînement, l'association des idées, des faits, des connaissances. Dès que cette association disparaît, dès que le fil des souvenirs se rompt, le passé semble s'effacer pour nous. Mais ce n'est là qu'une apparence. Dans un discours prononcé le 6 février 1905, M. le professeur Ch. Richet, de l'Académie de médecine, disait : «La mémoire est une faculté implacable de notre intelligence, car aucune de nos perceptions n'est jamais oubliée. Dès qu'un fait a frappé nos sens, alors, de manière irrémédiable, il se fixe dans la mémoire. Peu importe que nous ayons gardé la conscience de ce souvenir ; il existe, il est indélébile.»


Ajoutons qu'il peut renaître. Le réveil de la mémoire n'est qu'un effet de vibration produit par l'action de la volonté sur les cellules du cerveau. Pour faire revivre les souvenirs antérieurs à la naissance, il faut se replacer en harmonie de vibrations avec l'état dynamique où nous nous trouvions à l'époque où la perception s'est établie. Les cerveaux qui ont enregistré ces perceptions n'existant plus, il faut rechercher ces dernières dans la conscience profonde. Mais celle-ci reste muette aussi longtemps que l'esprit est enfermé dans la chair. Il doit en sortir et se dégager du corps pour recouvrer la plénitude de ses vibrations et ressaisir la trame des souvenirs cachés en lui. Alors il perçoit son passé et peut le reconstituer dans ses moindres faits. C'est ce qui se produit dans les phénomènes du somnambulisme et de la transe.


Nous savons qu'il est en nous des profondeurs mystérieuses où se sont déposés lentement, à travers les âges, les sédiments de nos vies de lutte, d'étude et de travail ; là se gravent tous les incidents, toutes les vicissitudes de l'obscur passé. C'est comme un océan de choses endormies que bercent les vagues de la destinée. Un appel puissant de la volonté peut les faire revivre. Vers elles le regard de l'esprit descend aux heures de clairvoyance, comme les radiations d'étoiles glissent, dans les profondeurs glauques, jusque sous les voûtes et les arceaux des sombres retraites de la mer.


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Rappelons ici les points essentiels de la théorie du moi, à laquelle se rattachent tous les problèmes de la mémoire et de la conscience.


L'identité du moi, la personnalité, ne persiste et ne se maintient que par le souvenir et la conscience. Les réminiscences, les intuitions, les aptitudes déterminent la sensation d'avoir vécu. Il existe dans l'intelligence une continuité, une succession de causes et d'effets qu'il faut reconstituer dans leur ensemble pour posséder la connaissance intégrale du moi. Cela, nous l'avons vu, est impossible dans la vie matérielle, puisque l'incorporation amène un effacement temporaire des états de conscience qui forment cet ensemble continu. De même que la vie physique est soumise aux alternances de la nuit et du jour, il se produit un phénomène analogue dans la vie de l'esprit. Notre mémoire, notre conscience traversent alternativement des périodes d'éclipse ou de rayonnement, d'ombre ou de lumière, dans l'état céleste ou terrestre, et même sur ce dernier plan, pendant la veille ou les différents états du sommeil. Et comme il y a des gradations dans l'éclipse, il y a aussi des degrés dans la lumière.


Beaucoup de rêves ne laissent aucune trace au réveil, pas plus que les impressions recueillies pendant le sommeil somnambulique. Tous les magnétiseurs le savent : l'oubli au réveil est un phénomène constant chez les somnambules. Mais dès que l'esprit du sujet, plongé dans un nouveau sommeil, se retrouve dans les conditions dynamiques permettant la rénovation des souvenirs, ceux-ci se réveillent. Le sujet se rappelle ce qu'il a fait, dit, vu, exprimé à toutes les époques de son existence.


Par là, nous comprendrons facilement l'oubli momentané des vies antérieures. Le mouvement vibratoire de l'enveloppe périspritale, amorti par la matière, au cours de la vie actuelle, est beaucoup trop faible pour que le degré d'intensité et la durée nécessaires à la rénovation de ces souvenirs puissent être atteints pendant la veille.


En réalité, la mémoire n'est qu'un mode de la conscience. Le souvenir est souvent à l'état subconscient. Déjà, dans le cercle restreint de la vie actuelle, nous ne conservons pas le souvenir de nos premières années, qui est cependant gravé en nous, comme tous les états traversés au cours de notre histoire. Il en est de même d'un grand nombre d'actes et de faits appartenant aux autres périodes de la vie. Gassendi, dit-on, se souvenait de l'âge de 18 mois ; mais c'est là une exception. L'effort mental est nécessaire pour réveiller ces souvenirs de la vie normale, celle qui nous est la plus familière ; nécessaire, répétons-le, pour ressaisir mille choses étudiées, apprises, oubliées, parce qu'elles sont redescendues dans les couches profondes de la mémoire. A chaque instant, l'intelligence doit rechercher dans la subconscience les connaissances, les souvenirs qu'elle veut revivifier ; elle s'efforce de les faire passer dans la conscience physique, dans le cerveau concret, après les avoir pourvus des éléments vitaux fournis par les neurones ou cellules nerveuses. Selon la richesse ou la pauvreté de ces éléments, le souvenir surgira clair ou diffus ; parfois, il se dérobe ; la communication ne peut s'établir, ou bien la projection ne se produit qu'après coup, au moment où on s'y attend le moins.


Donc, pour se souvenir, la première des conditions, c'est de vouloir. Ceci explique que nombre d'esprits, même dans la vie de l'espace, sous l'empire de certains préjugés dogmatiques, négligent toute recherche et restent ignorants du passé qui dort en eux. Dans ce milieu, comme parmi nous, au cours de l'expérimentation, une suggestion est nécessaire. Cette loi de la suggestion, nous la voyons se manifester partout, sous mille formes ; nous la subissons nous-mêmes à chaque instant du jour. Par exemple, près de nous, un chant s'élève, une parole, un nom a retenti, une image frappe nos regards et voilà que, soudain, grâce à l'association des idées, tout un enchaînement de souvenirs confus, presque oubliés, dissimulés dans les bas-fonds de notre conscience, se déroule à notre esprit.


Des périodes entières de notre vie présente peuvent s'effacer de la mémoire. Dans son livre : Les Phénomènes psychiques, page 170, le Docteur J. Maxwell, procureur général, parle en ces termes de ce que l'on appelle les cas d'amnésie:


«Quelquefois même, la notion de la personnalité disparaît. On connaît des malades qui, subitement, oublient jusqu'à leur nom. Toute leur vie s'efface et ils semblent revenir à l'état où ils étaient au moment de leur naissance. Ils doivent réapprendre eux-mêmes à parler, à s'habiller, à manger. Quelquefois, l'amnésie n'est pas aussi complète. J'ai pu observer un malade qui avait oublié tout ce qui avait un lien quelconque avec sa personnalité. Il ignorait absolument tout ce qu'il avait fait, ne savait plus où il était né, quels étaient ses parents. Il avait une trentaine d'années. La mémoire organique et les mémoires organisées en dehors de la personnalité subsistaient. Il pouvait lire, écrire, dessiner un peu, jouer grossièrement d'un instrument de musique. L'amnésie chez lui était limitée à tous les faits connexes à sa personnalité antérieure.»


La guerre a multiplié ces cas et chacun de nous a pu en lire la constatation dans les journaux.


Le docteur Pitre, doyen de la Faculté de médecine de Bordeaux, dans son livre : L'Hystérie et l'hypnotisme, cite un cas où il démontre que tous les faits et connaissances enregistrés en nous dès l'enfance peuvent renaître ; c'est ce qu'il appelle le phénomène de l'ecmnésie. Son sujet, une jeune fille de 17 ans, ne parlait que le français et avait oublié le patois gascon, idiome de sa jeunesse. Endormie et reportée par la suggestion à l'âge de 5 ans, elle n'entendait plus le français et ne parlait que le patois. Elle racontait tous les menus détails de sa vie enfantine ; ils se dessinaient pour elle avec une netteté parfaite ; mais elle restait sourde aux questions posées, ne comprenant plus la langue qu'on lui parlait. Elle avait oublié tous les faits de sa vie qui s'étaient déroulés entre les âges de 5 et de 17 ans.


Le docteur Burot a fait des expériences identiques. Son sujet Jeanne est reportée par lui, mentalement, à différentes époques de sa jeunesse, et, à chaque période, les incidents de son existence se dessinent avec précision dans sa mémoire, mais tout fait ultérieur s'efface. On pouvait suivre à rebours les progrès de son intelligence. Revenue à l'âge de 5 ans, on constate qu'elle sait à peine lire ; elle écrit comme elle le faisait à cet âge, d'une façon malhabile, avec les fautes d'orthographe qui lui étaient habituelles à cette époque[1].

[1] Docteurs Bourru et Burot, les Changements de la personnalité. Bibliothèque scientifique contemporaine, 1887.


Tous ces récits ont été contrôlés. Les savants que nous citons se sont livrés à des enquêtes minutieuses ; ils ont pu constater l'exactitude des faits rapportés par les sujets, faits qui étaient effacés de leur mémoire à l'état normal.


Nous allons voir que par un enchaînement logique et rigoureux, ces phénomènes nous conduisent à la possibilité de réveiller expérimentalement, dans la partie permanente de l'être, les souvenirs antérieurs à la naissance. C'est ce que nous constaterons dans les expériences de F. Colavida, E. Marata, colonel de Rochas, etc...


L'état de fièvre, le délire, le sommeil anesthésique, en provoquant le dégagement partiel, peuvent aussi ébranler, dilater les couches profondes de la mémoire et réveiller des connaissances et des souvenirs anciens. On se rappellera sans doute le cas célèbre de Ninfa Filiberto, de Palerme. Elle parlait, dans la fièvre, plusieurs langues étrangères qu'elle avait oubliées depuis longtemps. Voici d'autres faits rapportés par des praticiens:


Le docteur Henri Freeborn[2] cite le cas d'une femme âgée de 70 ans qui, gravement malade par suite d'une bronchite, fut en proie au délire, du 13 au 16 mars 1902:

[2] Voir Lancet, de Londres, numéro du 12 juin 1902.


«Dans la nuit du 13 au 14, on s'aperçut qu'elle parlait une langue inconnue aux personnes qui l'entouraient. Il semblait parfois qu'elle disait des vers ; d'autres fois, qu'elle causait. Elle répéta à plusieurs reprises la même composition en vers. On finit par reconnaître que le langage était l'hindoustani.


Le matin du 14, l'hindoustani commença à se mêler d'un peu d'anglais ; elle s'entretenait de la sorte avec des parents et des amis d'enfance, ou bien elle parlait d'eux. Le 15, l'hindoustani avait disparu à son tour et la malade s'adressait à des amis qu'elle avait connus plus tard, en se servant de l'anglais, du français et de l'allemand. La dame en question était née dans l'Inde, qu'elle quitta à l'âge de trois ans pour se rendre en Angleterre, après quatre mois de voyage, avant qu'elle eût accompli sa quatrième année. Jusqu'au jour où elle débarqua en Angleterre, elle avait été confiée à des domestiques hindous et ne parlait pas du tout l'anglais.


Il est curieux de constater qu'après une période de soixante-six ans, pendant laquelle elle n'avait jamais parlé l'hindoustani, le délire lui avait remémoré ce langage de sa première enfance. Actuellement la malade parle avec autant de facilité le français et l'allemand que l'anglais ; mais, quoiqu'elle connaisse encore quelques mots d'hindoustani, elle est absolument incapable de parler cette langue ou même d'en composer une seule phrase.»


Les Annales des Sciences psychiques, de mars 1906, enregistrèrent un cas intéressant d'amnésie dans la veille, rapporté par le docteur Gilbert-Ballet, de l'Hôtel-Dieu de Paris:


«Il s'agit d'un malade qui, à la suite d'un choc violent, avait complètement oublié foute une «tranche» de sa vie passée. Il se rappelait fort bien son enfance et des faits très lointains, mais une lacune s'était produite pour une partie de son existence plus rapprochée et il ne pouvait se souvenir des événements qui étaient survenus pendant cette période de sa vie. C'est ce qu'on appelle l'amnésie rétrograde. C'est un nommé Dada, âgé de 50 ans. Depuis le 4 jusqu'au 7 octobre précédent, un vide absolu s'était fait dans sa mémoire. Ayant quitté, le 4, ses maîtres, qui l'employaient comme jardinier dans une propriété près de Nevers, il se retrouva le 7, sans savoir comment, à Liège, aux portes de l'exposition. De quelle façon a-t-il accompli ce long voyage ? Il l'ignore et, malgré tous ses efforts, ne peut retrouver le moindre souvenir.»


Mais voici que ce malade est plongé dans l'hypnose, et aussitôt tous les incidents de ce voyage se reconstituent dans leurs moindres détails, avec le souvenir des personnes rencontrées. Dada en est à sa quatrième crise d'amnésie nerveuse. Il se rappelle, endormi, ce qu'il a oublié à l'état de veille, tout simplement parce qu'il se trouve de nouveau en état de condition seconde, c'est-à-dire dans l'état où il se trouvait au moment de son attaque d'amnésie. Ce cas nous met encore sur la trace des lois et conditions qui régissent les phénomènes de rénovation de la mémoire des vies antérieures.


En résumé, toute l'étude de l'homme terrestre nous fournit la preuve qu'il existe des états distincts de la conscience et de la personnalité. Nous l'avons vu dans la première partie de cet ouvrage : la coexistence en nous d'un mental double, dont les deux parties se rejoignent et fusionnent à la mort, est attestée, non seulement par l'hypnotisme expérimental, mais encore par toute l'évolution psychique.


Le fait seul de cette dualité intellectuelle, considérée dans ses rapports avec le problème des réincarnations, nous explique comment toute une partie du moi, avec son immense cortège d'impressions et de souvenirs anciens, peut rester plongée dans l'ombre au cours de la vie actuelle.


Nous savons que la télépathie, la clairvoyance, la prévision des événements, sont des pouvoirs afférents au moi profond et caché. La suggestion en facilite l'exercice ; c'est un appel de la volonté, une invitation aux âmes faibles et inhabiles à se dégager de leur prison et à rentrer temporairement en possession des richesses, des puissances qui sommeillent en elles. Les passes magnétiques dénouent les liens qui attachent l'âme au corps physique, provoquent son dégagement. Dès lors, la suggestion, personnelle ou étrangère, fait son oeuvre ; elle s'exerce avec plus d'intensité. Son action n'est pas seulement applicable au réveil des sens psychiques ; nous venons de voir qu'elle peut encore reconstituer l'enchaînement des souvenirs gravés aux profondeurs de l'être.


Il semble que, dans certains cas exceptionnels, cette action puisse s'exercer même à l'état de veille. F. Myers[3] parle de la faculté du «subliminal» d'évoquer des états émotionnels disparus de la conscience normale et de revivre dans le passé. Ce fait, dit-il, se rencontre fréquemment chez les artistes, dont les émotions revécues peuvent dépasser en intensité les émotions originales.

[3] F. Myers, la Personnalité humaine, page 333.


Le même auteur émet l'opinion que la théorie la plus vraisemblable pour expliquer le génie est celle des réminiscences de Platon, à la condition de la fonder sur les données scientifiques établies de nos jours.


Ces mêmes phénomènes reparaissent sous une autre forme dans un ordre de faits déjà signalés. Ce sont les impressions de personnes qui, à la suite d'accidents, ont pu échapper à la mort. Par exemple, des noyés sauvés avant l'asphyxie complète et d'autres qui ont fait des chutes graves. Beaucoup racontent qu'entre le moment où ils sont tombés et celui où ils ont perdu connaissance, tout le spectacle de leur vie s'est déroulé dans leur cerveau d'une façon automatique, en tableaux successifs et rétrogrades, avec une rapidité vertigineuse, accompagné du sentiment moral du bien et du mal ainsi que de la conscience des responsabilités encourues.


Th. Ribot, le chef du positivisme français, dans son ouvrage sur les Maladies de la mémoire, a cité de nombreux faits établissant la possibilité du réveil spontané, automatique, de toutes les scènes ou images qui peuplent la mémoire, particulièrement en cas d'accident.


Rappelons, à ce sujet, le cas de l'amiral Beaufort , extrait du Journal de médecine de Paris[4] . Il était tombé à la mer et perdit pendant deux minutes le sentiment de sa conscience physique. Ce temps suffit à sa conscience transcendantale pour résumer toute sa vie terrestre en tableaux raccourcis, d'une netteté prodigieuse. Tous ses actes, y compris leurs causes, leurs circonstances contingentes et leurs effets, défilèrent dans sa pensée. Voici un cas de même nature rapporté par M. Cottin, aéronaute:

[4] Voir plus haut, chap. XI.


«Dans sa dernière ascension, le ballon le Montgolfier emportait M. Perron, président de l'Académie d'aérostation, comme capitaine, et F. Cottin, agent administratif de l'Association scientifique française.


Parti d'un bond, le ballon était à 4 h 24 à 700 mètres ; c'est alors qu'il creva et se mit à descendre plus vite qu'il n'était monté, et il s'engouffra à 4 h 27 dans la maison n°20 de l'impasse Chevalier, à Saint-Ouen. Après avoir jeté tout ce qui pouvait compliquer l'accident, nous dit M. Cottin [5] , «une espèce de quiétude, d'inertie peut-être, s'empara de moi ; mille souvenirs lointains se pressent, se heurtent devant mon imagination ; puis les choses s'accentuent et le panorama de ma vie vient se dérouler devant mon esprit attentif. Tout est précis : les châteaux en Espagne, les déceptions, la lutte pour l'existence, et tout cela dans l'encadrement inexorable imposé par la destinée... Qui croirait, par exemple, que je me suis revu, à vingt ans, sergent au 22° de ligne, sac au dos et chantant sur la route. En moins de trois minutes, j'ai vu toute ma vie défiler devant ma mémoire.»

[5] Extrait de le Spiritisme et l'Anarchie, par J. Bouvery, page 405.


Ces phénomènes peuvent s'expliquer par un commencement d'extériorisation. Dans cet état, comme dans la vie de l'espace, la subconscience s'unit à la conscience normale et reconstitue la conscience totale, la plénitude du moi. Pour un instant, l'association des idées et des faits se reforme ; la chaîne des souvenirs se ressoude. Le même résultat peut être obtenu par l'expérimentation ; mais alors le sujet, dans sa recherche, doit être aidé par une volonté supérieure à la sienne en puissance, qui s'associe à lui et stimule ses efforts. Dans les phénomènes de la transe, ce rôle est rempli, soit par l'esprit guide, soit par le magnétiseur, dont la pensée agit sur le sujet comme un levier.

Les deux volontés, combinées, superposées, acquièrent alors une intensité de vibrations qui met en branle les couches les plus profondes et les plus voilées du subconscient.


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Un autre point essentiel doit retenir notre attention : c'est le fait, établi par toute la science physiologique, qu'il existe une corrélation étroite entre le physique et le mental de l'homme. A chaque action physique correspond un acte psychique, et réciproquement. Tous deux s'enregistrent à la fois dans le souvenir subconscient ; de telle sorte que l'un ne peut être évoqué sans que l'autre surgisse aussitôt. Cette concordance s'applique aux moindres faits de notre existence intégrale, aussi bien pour le présent que pour les épisodes de notre passé le plus ancien.


La compréhension de ce phénomène, peu intelligible pour les matérialistes, nous est facilitée par la connaissance du périsprit, ou enveloppe fluidique de l'âme. C'est en lui, et non dans l'organisme physique, composé de matière fluente, sans cesse variable dans ses cellules constitutives, que se gravent toutes nos impressions.


Le périsprit est l'instrument de précision qui note avec une fidélité absolue les moindres variations de la personnalité. Toutes les volitions de la pensée, tous les actes de l'intelligence ont en lui leur répercussion. Leurs mouvements, leurs états vibratoires distincts y laissent des traces successives et superposées. Certains expérimentateurs ont comparé ce mode d'enregistrement à un cinématographe vivant, sur lequel se fixent successivement nos acquisitions et nos souvenirs. Il se déroulerait par une sorte de déclenchement ou de secousse, causé soit par l'action d'une suggestion étrangère, soit par une auto-suggestion, ou bien par suite d'un accident, comme nous l'avons dit plus haut.


Déjà l'influence de la pensée sur le corps nous est révélée par des phénomènes observables à chaque instant en nous-mêmes et autour de nous. La peur paralyse les mouvements ; l'étonnement, la honte, la crainte provoquent la pâleur ou la rougeur ; l'angoisse nous serre le coeur, le chagrin profond fait couler nos larmes et peut amener à la longue une dépression vitale. Ce sont là autant de preuves manifestes de l'action puissante du mental sur l'enveloppe matérielle.


L'hypnotisme, en développant la sensibilité de l'être, nous démontre d'une manière encore plus nette cette action réflexe de la pensée. Nous l'avons vu : la suggestion d'une brûlure peut produire chez un sujet autant de désordres que la brûlure elle-même. On provoque à volonté l'apparition de plaies, de stigmates, etc.[6].

[6] Voir Dans l'Invisible, chap. XX.


Si la pensée et la volonté peuvent exercer une telle action sur la matière corporelle, on comprendra que cette action s'accroisse encore et produise des effets plus intenses lorsqu'elle s'appliquera à la matière fluidique, impondérable, dont le périsprit est formé. Moins dense, moins compacte que la matière physique, elle obéira avec beaucoup plus de souplesse aux moindres volitions de la pensée. C'est en vertu de cette loi que les Esprits peuvent apparaître sous une des formes revêtues par eux dans le passé, avec tous les attributs de leur personnalité évanouie. Il leur suffit de penser fortement à une phase quelconque de leurs existences, pour se montrer aux voyants tels qu'ils étaient à l'époque évoquée dans leur mémoire. Et pour peu que la force psychique nécessaire leur soit fournie par un ou plusieurs médiums, les matérialisations deviennent possibles.


M. le colonel de Rochas, dans ses expériences, en réussissant à isoler le corps fluidique, a démontré qu'il était le siège de la sensibilité et des souvenirs [7] . L'hypnotisme et la physiologie combinés nous permettent désormais d'étudier l'action de l'âme dégagée de son enveloppe grossière et unie à son corps subtil. Bientôt, ils nous fourniront les moyens d'élucider les plus délicats problèmes de l'être. L'expérimentation psychique contient la clef de tous les phénomènes de la vie ; elle est appelée à rénover entièrement la science moderne, en jetant une vive lumière sur un grand nombre de questions restées obscures jusqu'ici.

[7] Voir A. de Rochas, l'Extériorisation de la sensibilité.


Nous allons voir maintenant, dans les phénomènes hypnotiques et particulièrement dans la transe, que les impressions, enregistrées par le corps fluidique d'une manière indélébile, forment d'étroites associations. Les impressions physiques sont reliées aux impressions morales et intellectuelles, de telle façon que l'on ne peut faire appel aux unes sans voir renaître les autres. Leur réapparition est toujours simultanée.


Cette corrélation étroite du physique et du moral, dans son application aux souvenirs gravés en nous, est démontrée par de nombreuses expériences. Citons d'abord celles de savants positivistes qui, malgré leurs préventions à l'endroit de toute théorie nouvelle, la confirment à leur insu :


M. Pierre Janet, professeur de physiologie à la Sorbonne, expose les faits suivants [8] . Il expérimente sur son sujet Rose, endormi:

[8] P. Janet, l'Automatisme psychologique, page 160.


«Je suggère à Rose que nous ne sommes plus en 1888, mais en 1886, au mois d'avril, pour constater simplement des modifications de sensibilité qui pourraient se produire. Mais, voici un accident bien étrange. Elle gémit, se plaint d'être fatiguée et de ne pouvoir marcher. «Eh bien, qu'avez-vous donc ? - Oh ! rien... dans ma situation ! ! - Quelle situation ?» Elle me répond d'un geste ; son ventre s'était subitement gonflé et tendu par un accès subit de tympanite hystérique. Je l'avais, sans le vouloir, ramenée à une période de sa vie pendant laquelle elle était enceinte.


Des études plus intéressantes furent faites par ce moyen sur Marie ; j'ai pu, en la ramenant successivement à différentes périodes de son existence, constater tous les états divers de la sensibilité par lesquels elle a passé, et les causes de toutes les modifications. Ainsi, elle est maintenant complètement aveugle de l'oeil gauche et prétend être ainsi depuis sa naissance. Si on la ramène à l'âge de 7 ans, on constate qu'elle est encore anesthésique de l'oeil gauche ; mais si on lui suggère de n'avoir que 6 ans, on s'aperçoit qu'elle voit bien des deux yeux et on peut déterminer l'époque et les circonstances bien curieuses dans lesquelles elle a perdu la sensibilité de l'oeil gauche. La mémoire a réalisé automatiquement un état de santé dont le sujet croyait n'avoir conservé aucun souvenir.»


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La possibilité de réveiller dans la conscience d'un sujet en transe les souvenirs oubliés de son enfance nous conduit logiquement à la rénovation des souvenirs antérieurs à la naissance. Cet ordre de faits a été signalé pour la première fois au Congrès spirite de Paris, en 1900, par des expérimentateurs espagnols. Voici un extrait de rapport, lu dans la séance du 25 septembre[9]:

[9] Voir Compte rendu du Congrès spirite et spiritualiste de 1900. Leymarie, éditeur, pages 349-350.


«Le médium étant profondément endormi au moyen de passes magnétiques, Fernandez Colavida, président du groupe des Etudes psychiques de Barcelone, lui commanda de dire ce qu'il avait fait la veille, l'avant-veille, une semaine, un mois, un an auparavant, et successivement, il le fit remonter jusqu'à son enfance, qu'il lui fit expliquer dans tous les détails.


Toujours poussé par la même volonté, le médium raconta sa vie dans l'espace, la mort de sa dernière incarnation et, continuellement stimulé, il arriva jusqu'à quatre incarnations, dont la plus ancienne était une existence tout à fait sauvage. A chaque existence, les traits du médium changeaient d'expression. Pour le ramener à son état habituel, on le fit revenir graduellement jusqu'à son existence actuelle, puis on le réveilla.


Quelque temps après, à l'improviste, dans un but de contrôle, l'expérimentateur fit magnétiser le même sujet par une autre personne, en lui suggérant que ses précédents récits étaient imaginaires. Malgré cette suggestion, le médium reproduisit la série des quatre existences, comme il l'avait fait auparavant. Le réveil des souvenirs, leur enchaînement furent identiques aux résultats obtenus dans la première expérience.


Dans la même séance de ce Congrès, Esteva Marata, président de l'Union spirite de Catalogne, déclare avoir obtenu des faits analogues, par les mêmes procédés, en expérimentant sur sa propre épouse, en état de sommeil magnétique. A propos d'un message donné par un Esprit et ayant trait à l'une des vies passées du sujet, il put réveiller dans la conscience obscure de ce dernier les traces de ses existences antérieures.»


Depuis lors, ces expériences ont été tentées dans beaucoup de centres d'études. On a obtenu ainsi de nombreuses indications sur le fait des vies successives de l'âme. Ces expériences se multiplieront probablement de jour en jour. Remarquons cependant qu'elles nécessitent une grande prudence. Les erreurs, les fraudes sont faciles ; des dangers sont à craindre. L'expérimentateur doit choisir des sujets très sensibles et bien développés. Il doit être assisté d'un Esprit assez puissant pour écarter toutes les influences étrangères, toutes les causes de trouble et préserver le médium des accidents possibles, dont le plus grave serait le dégagement complet, irrémédiable, l'impossibilité de contraindre l'esprit à réintégrer le corps, ce qui occasionnerait la séparation définitive, la mort.


Il faut surtout se mettre en garde contre les excès de l'auto-suggestion et n'accepter les récits des sujets que dans la mesure où ils peuvent être vérifiés, contrôlés ; exiger d'eux des noms, des dates, des points de repère, en un mot un ensemble de preuves présentant un caractère vraiment positif et scientifique. Il serait bon d'imiter sur ce point l'exemple donné par la Société des Recherches psychiques de Londres, et d'adopter des méthodes précises et rigoureuses, par exemple celles qui ont procuré à ses travaux sur la télépathie une grande autorité.


Le défaut de précaution, l'inobservation des règles les plus élémentaires de l'expérimentation ont fait des incorporations d'Hélène Smith un cas obscur et plein de difficultés. Toutefois, au milieu de la confusion des faits signalés par Th. Flournoy, professeur à l'Université de Genève, nous croyons devoir retenir le phénomène de la princesse hindoue Simandini.


Le médium en transe reproduit les scènes d'une de ses existences, vécue dans l'Inde, au douzième siècle. En cet état, elle se sert fréquemment de mots sanscrits, langue qu'elle ignore à l'état normal. Elle donne sur des personnages historiques hindous des indications introuvables dans aucun ouvrage usuel, et dont le professeur, après bien des recherches, découvre la confirmation dans une oeuvre de Marlès, historien peu connu et tout à fait hors de la portée du sujet. Hélène Smith, dans le sommeil somnambulique, prend une attitude impressionnante. Voici ce qu'en dit M. Flournoy, dans un livre qui a eu un grand retentissement [10]:

[10] Th. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, pages 271-272.


« Il y a dans tout son être, dans l'expression de sa physionomie, dans ses mouvements, dans son timbre de voix lorsqu'elle parle ou chante en hindou, une grâce paresseuse, un abandon, une douceur mélancolique, un quelque chose de langoureux et de charmeur qui répond à merveille au caractère de l'Orient.


Toute la mimique d'Hélène si diverse et ce parler exotique ont un tel cachet d'originalité, d'aisance, de naturel, qu'on se demande avec stupéfaction d'où vient à cette fille des rives du Léman, sans éducation artistique ni connaissances spéciales de l'Orient, une perfection de jeu à laquelle la meilleure actrice n'atteindrait sans doute qu'au prix d'études prolongées ou d'un séjour au bord du Gange.»


Quant à l'écriture et au langage hindous, employés par Hélène, M. Flournoy ajoute que, dans ses recherches pour en expliquer, chez elle, la connaissance, «toutes les pistes qu'il a pu découvrir étaient fausses».


Nous avons observé nous-même, pendant plusieurs années, des cas semblables à celui d'Hélène Smith. Un des médiums du groupe dont nous dirigions les travaux reproduisait dans la transe, sous l'influence de l'Esprit guide, des scènes de ses différentes existences. D'abord, ce furent celles de la vie actuelle, dans sa période enfantine, avec des expressions caractéristiques et des émotions juvéniles. Puis vinrent des épisodes de vies reculées, avec des jeux de physionomie, des attitudes, des mouvements, des réminiscences d'expressions du moyen âge, tout un ensemble de détails psychologiques et automatiques très différents des habitudes actuelles de la dame, fort honorable et incapable d'aucune simulation, par laquelle nous obtenions ces étranges phénomènes.


*


Le colonel du génie A. de Rochas, ancien administrateur de l'École Polytechnique, s'est beaucoup occupé de ce genre d'expérimentations. Malgré les objections qu'elles peuvent faire naître, nous croyons devoir relater quelques-unes de ses expériences et voici pourquoi:


D'abord, nous retrouvons dans tous les faits du même ordre provoqués par M. de Rochas, cette corrélation du physique et du mental, signalée plus haut, et qui semble être l'expression d'une loi. Les réminiscences antérieures à la naissance produisent, sur l'organisme des sujets endormis, des effets matériels constatés par tous les assistants, dont plusieurs sont des médecins. Or, tout en tenant compte du rôle que peut jouer, dans ces expériences, l'imagination des sujets, tout en faisant la part des arabesques qu'elle brode autour du fait principal, il est d'autant plus difficile d'attribuer ces effets à la seule fantaisie de ces sujets que, suivant les propres expressions du colonel, «on est parfaitement sûr de leur bonne foi et que leurs révélations sont accompagnées de caractères somatiques paraissant prouver, d'une manière absolue, leur réalité [11].»

[11] Revue Spirite, janvier 1907, page 41. Voir aussi l'ouvrage du colonel de Rochas sur les Vies successives, Chacornac, édit., 1911.


Nous laissons la parole au colonel de Rochas :


«Depuis longtemps on savait que, dans certaines circonstances, notamment quand on est près de la mort, des souvenirs depuis longtemps oubliés se succèdent, avec une rapidité extrême, dans l'esprit de quelques personnes, comme si on déroulait devant leurs yeux les tableaux de leur vie entière.


J'ai déterminé expérimentalement un phénomène analogue sur des sujets magnétisés ; avec cette différence qu'au lieu de rappeler de simples souvenirs, je fais prendre à ces sujets les états d'âme correspondant aux âges auxquels je les ramène, avec oubli de tout ce qui est postérieur à cet âge. Ces transformations s'opèrent à l'aide de passes longitudinales, qui ont pour effet ordinaire l'approfondissement du sommeil magnétique. Les changements de personnalité, si on peut appeler ainsi les étapes diverses d'un même individu, se succèdent invariablement selon l'ordre des temps, en allant vers le passé quand on se sert de passes longitudinales, pour revenir dans le même ordre vers le présent quand on a recours à des passes transversales ou réveillantes. Tant que le sujet n'est pas revenu à son état normal, il présente l'insensibilité cutanée. On peut précipiter les transformations en s'aidant de la suggestion, mais il faut toujours parcourir les mêmes phases et ne pas aller trop vite, sans quoi on provoque les plaintes du sujet, qui dit qu'on le torture et qu'il ne peut vous suivre.


Lors de mes premiers essais, je m'arrêtais au moment où le sujet, ramené à sa première enfance, ne savait plus me répondre ; je pensais qu'on ne pouvait aller au-delà. Un jour cependant j'essaie d'approfondir encore le sommeil en continuant les passes, et grand fut mon étonnement quand, en interrogeant le dormeur, je me trouvai en présence d'une autre personnalité, se disant être l'âme d'un mort ayant porté tel nom et vécu dans tel pays. Dès lors, une nouvelle voie paraissait indiquée : continuant les passes dans le même sens, je fis revivre le mort et parcourir à ce ressuscité toute sa vie précédente en remontant le cours du temps. Ici encore ce n'étaient pas de simples souvenirs que je réveillais, mais des états d'âme successifs que je faisais réapparaître.


A mesure que mes expériences se répétaient, ce voyage dans le passé s'effectuait de plus en plus rapidement, tout en passant exactement par les mêmes phases, de sorte que je pus ainsi remonter à plusieurs existences antérieures sans trop de fatigue pour le patient et pour moi. Tous les sujets, quelles que fussent leurs opinions à l'état de veille, donnaient le spectacle d'une série d'individualités, de moins en moins avancées moralement à mesure qu'on remontait le cours des âges ; dans chaque existence, on expiait, par une sorte de peine du talion, les fautes de l'existence précédente ; et le temps qui séparait deux incarnations s'écoulait dans un milieu plus ou moins lumineux, suivant l'état d'avancement de l'individu.


Des passes réveillantes ramenaient progressivement le sujet à son état normal, en parcourant les mêmes étapes exactement dans l'ordre inverse.


Quand j'eus constaté par moi-même et par d'autres expérimentateurs opérant dans d'autres villes, avec d'autres sujets, qu'il n'y avait pas là de simples rêves pouvant provenir de causes fortuites, mais une série de phénomènes se présentant d'une façon régulière avec tous les caractères apparents d'une vision dans le passé ou dans l'avenir, je mis tous mes soins à rechercher si cette vision correspondait à la réalité.»


Le résultat des enquêtes poursuivies par le colonel de Rochas l'amène à conclure en ces termes [12]:

[12] A. de Rochas, les Vies successives, page 497.


«Il est certain qu'au moyen d'opérations magnétiques, on peut ramener progressivement la plupart des sensitifs à des époques antérieures de leur vie actuelle, avec les particularités intellectuelles et physiologiques, caractéristiques de ces époques, et cela jusqu'au moment de leur naissance. Ce ne sont pas des souvenirs qu'on éveille ; ce sont les états successifs de la personnalité qu'on évoque ; ces évocations se produisent toujours dans le même ordre et à travers une succession de léthargies et d'états somnambuliques.


Il est certain qu'en continuant ces opérations magnétiques au-delà de la naissance et sans avoir besoin de recourir à des suggestions, on fait passer le sujet par des états analogues correspondant à des incarnations précédentes et aux intervalles qui séparent ces incarnations. Le processus est le même à travers des successions de léthargies et d'états somnambuliques.»


Répétons-le, les concordances existant entre les faits constatés par des savants matérialistes, hostiles au principe des vies successives, tels que Pierre Janet, le docteur Pitre, le docteur Burot, etc., et ceux relatés par le colonel de Rochas nous le démontrent, il y a là autre chose que des rêves ou des romans subliminaux, mais bien plutôt une loi de corrélation qui mérite une étude attentive et soutenue. C'est pourquoi il nous a paru nécessaire d'insister sur ces faits.


En premier lieu, il convient de mentionner une série d'expériences faites à Paris avec Laurent V..., jeune homme de 20 ans, qui habitait l'Ecole Polytechnique et préparait sa licence de philosophie. Les résultats en ont été publiés en 1895 dans les Annales des Sciences psychiques. M. de Rochas les a résumés ainsi [13]:

[13] Mémoire lu à l'Académie delphinale, le 19 novembre 1904, par A. de Rochas.


«Ayant constaté qu'il était sensitif, il avait voulu se rendre compte par lui-même des effets physiologiques et psychologiques qu'on pouvait obtenir à l'aide du magnétisme. Je m'aperçus par hasard qu'en l'endormant au moyen de passes longitudinales, je le ramenais à des états de conscience et de développement intellectuel correspondant à des âges de moins en moins avancés ; ainsi, il devenait successivement un élève de rhétorique, de seconde, de troisième, etc., ne sachant plus rien de ce qu'on enseignait dans les classes supérieures. Je finis par l'amener au moment où il apprenait à lire, et il me donna sur sa maîtresse d'école et ses petits camarades des détails qu'il avait complètement oubliés pendant la veille, mais dont sa mère me confirma l'exactitude.


En alternant les passes endormantes et les passes réveillantes, je lui faisais remonter ou descendre à mon gré le cours de sa vie.»


Avec les faits suivants, le cercle des phénomènes va s'élargir. Le colonel ajoute:


«Tout récemment, j'ai trouvé à Grenoble et Voiron trois sujets possédant des facultés semblables, dont j'ai pu également vérifier la réalité. Ayant eu l'idée de continuer les passes endormantes, après les avoir amenés à leur plus tendre enfance, et les passes réveillantes après les avoir ramenés à leur âge actuel, je fus très étonné de les entendre décrire successivement les principaux événements de leurs existences passées et leur état entre deux vies. Les indications, qui ne variaient jamais, étaient tellement précises que j'ai pu faire des recherches. J'ai constaté ainsi que les noms de lieux et les noms de familles qui entraient dans leurs récits existaient réellement, bien qu'ils n'en eussent aucun souvenir à l'état de veille ; mais je n'ai pu trouver dans les actes de l'état civil aucune trace des personnages obscurs qu'ils auraient vécus.»


Nous empruntons d'autres détails complémentaires à une étude de M. de Rochas, plus étendue que la précédente[14]:

[14] Voir A. de Rochas, les Vies successives, Chacornac, édit., 1911, 68-75.


«Ces sujets ne se connaissaient pas. L'une, nommée Joséphine, a 18 ans et habite Voiron ; elle n'est pas mariée. L'autre, Eugénie, a 35 ans, et habite Grenoble ; elle est veuve, a deux enfants et possède une nature apathique, très franche et peu curieuse. Toutes deux ont une bonne santé et une conduite régulière. Connaissant leurs familles, j'ai pu vérifier l'exactitude de leurs révélations rétrospectives dans une foule de détails qui n'auraient aucun intérêt pour le lecteur. J'en citerai seulement quelques-uns relatifs à Eugénie, afin d'en donner une idée ; ils sont extraits des procès-verbaux de nos séances avec le docteur Bordier, directeur de l'Ecole de médecine de Grenoble:


Endormie, je la ramène de quelques années en arrière. Je vois une larme perler à ses yeux. Elle me dit qu'elle a vingt ans et qu'elle vient de perdre un enfant.


... Continuation des passes. Sursaut brusque avec cri d'effroi ; elle a vu apparaître à côté d'elle les fantômes de sa grand-mère et d'une de ses tantes, mortes depuis peu. (Cette apparition, qui a eu lieu à l'âge auquel je l'ai ramenée, lui avait fait une très profonde impression.)


... La voici maintenant à 11 ans. Elle va faire sa première communion ; ses plus gros péchés sont d'avoir quelquefois désobéi à sa grand-maman et surtout d'avoir pris un sou dans la poche de son papa ; elle a eu bien honte et lui en a demandé pardon.


... A 9 ans. - Sa mère est morte depuis huit jours ; elle a beaucoup de chagrin. Son père vient de lui faire quitter Vinay, où il est teinturier, pour l'envoyer à Grenoble chez son grand-père, afin d'y apprendre la couture.


A 6 ans. - Elle est à l'école de Vinay et sait déjà bien écrire.


A 4 ans. - Elle garde sa petite soeur quand elle n'est pas à l'école. Elle commence à faire des barres et à écrire quelques lettres.


Des passes transversales, en la réveillant, la font passer exactement par les mêmes phases et les mêmes états d'âme.»


Le colonel expérimente ce qu'il appelle «l'instinct de la pudeur», à différentes phases du sommeil ; il soulève légèrement la robe d'Eugénie, qui la rabat chaque fois avec vivacité ou lui donne des tapes. «Toute petite, elle ne réagit plus contre cet attouchement ; sa pudeur n'est pas encore éveillée.»


«Joséphine, à Voiron, a présenté les mêmes phénomènes relativement à l'écriture à différents âges. (Suivent cinq spécimens montrant le progrès de son instruction de 4 à 18 ans.)


Jusqu'à présent, nous avons marché sur un terrain ferme ; nous avons observé un phénomène physiologique difficilement explicable, mais que des expériences et des vérifications nombreuses permettent de considérer comme certain. Nous allons maintenant entrevoir des horizons nouveaux.


Nous avons laissé Eugénie à l'état de tout petit enfant allaité par sa mère. En approfondissant davantage son sommeil, je déterminai un changement de personnalité. Elle n'était plus vivante ; elle flottait dans une demi-obscurité, n'ayant ni pensée, ni besoins, ni communication avec personne. Puis des souvenirs encore plus lointains.


Elle avait été auparavant une petite fille, morte très jeune, d'une fièvre occasionnée par la dentition ; elle voit ses parents en larmes autour de son corps, dont elle s'est dégagée très vite.


Je procédai ensuite au réveil, par des passes transversales. En se réveillant, elle parcourt en sens inverse toutes les phases signalées précédemment et me donne de nouveaux détails provoqués par mes demandes. - Quelque temps avant sa dernière incarnation, elle a senti qu'elle devait revivre dans une certaine famille ; elle s'est rapprochée de celle qui devait être sa mère et qui venait de concevoir... Elle est entrée, peu à peu, «par bouffées» dans le petit corps. Jusqu'à sept ans, elle a vécu, en partie, en dehors de ce corps charnel qu'elle voyait, aux premiers mois de sa vie, comme si elle était placée à l'extérieur. Elle ne distinguait pas bien alors les objets matériels qui l'entouraient, mais, en revanche, elle avait la perception d'Esprits flottant autour d'elle. Les uns, très brillants, la protégeaient contre d'autres, sombres et malfaisants, qui cherchaient à influencer son corps physique ; quand ces derniers y parvenaient, ils provoquaient ces accès de rage que les mamans appellent des caprices.»


Suivent de longs détails, fort intéressants d'ailleurs, sur d'autres existences de la personnalité qui fut en dernier lieu Joséphine ; et M. de Rochas termine ainsi:


«Il est, du reste, fort difficile de concevoir comment des actions mécaniques, comme celles des passes, déterminent le phénomène de la régression de la mémoire d'une façon absolument certaine jusqu'à un moment déterminé, et que ces actions, continuées exactement de la même manière, changent brusquement, à ce moment-la, leur effet pour ne plus donner naissance qu'à des hallucinations.»


Nous n'ajouterons rien à ces commentaires, dans la crainte de les affaiblir. Nous préférons passer sans transition à une autre série d'expériences de M. de Rochas, faites à Aix-en-Provence, expériences relatées, séance par séance, dans les Annales des Sciences psychiques de juillet 1905 [15]:

[15] Voir aussi son livre les Vies successives, pages 123-162.


Le sujet est une jeune fille de 18 ans, jouissant d'une parfaite santé et n'ayant jamais entendu parler de magnétisme ni de spiritisme. Mlle Marie Mayo est la fille d'un ingénieur français, mort en Orient. Elle a été élevée à Beyrouth, où elle était confiée aux soins de domestiques indigènes ; elle y apprenait à lire et à écrire en arabe. Puis elle a été ramenée en France et habite Aix avec une tante.


Les séances avaient pour témoins le docteur Bertrand, ancien maire d'Aix, médecin de la famille, et M. Lacoste, ingénieur, à qui on doit la rédaction de la plupart des procès-verbaux. Ces séances furent très nombreuses. L'énumération des faits remplit 50 pages des Annales. Les premières expériences, entreprises au cours de décembre 1904, portent sur la rénovation des souvenirs de la vie actuelle. Le sujet, plongé dans l'hypnose par le colonel, recule par degrés dans le passé et revit les scènes de son enfance. Elle donne, à ses différents âges, des spécimens de son écriture, que l'on peut contrôler. A 8 ans, elle écrit en arabe et trace des caractères qu'elle a oubliés depuis.


On obtient ensuite la rénovation des vies antérieures. Alternativement, remontant la chaîne de ses existences, ou bien la redescendant pour revenir vers l'époque actuelle, sous l'empire des procédés magnétiques que nous avons indiqués, le sujet passe et repasse par les mêmes étapes, dans le même ordre, soit direct, soit rétrograde, avec une lenteur, dit le colonel, «qui rend les explorations difficiles au-delà d'un certain nombre de vies et de personnalités».


La simulation n'est pas possible. Mayo traverse les différents états hypnotiques et, à chacun d'eux, elle manifeste les symptômes qui le caractérisent. A plusieurs reprises, le docteur Bertrand constate la catalepsie, la contracture, l'insensibilité complète. Mayo passe la main sur une bougie sans la sentir. «Elle ne sent absolument pas l'ammoniaque. Ses yeux ne réagissent pas à la lumière ; la pupille n'est pas impressionnée par une lampe ou une bougie avancée brusquement trop près de son oeil ou reculée rapidement[16] .» En revanche, la sensibilité à distance est très accentuée, ce qui démontre, en toute évidence, le phénomène de l'extériorisation. Citons les procès-verbaux:

[16] Annales des sciences psychiques, juillet 1905, page 391.


«Je fais remonter à Mayo le cours des années ; elle va ainsi jusqu'à l'époque de sa naissance. En la poussant plus loin, elle se rappelle qu'elle a déjà vécu ; qu'elle s'appelait Line ; qu'elle est morte noyée, puis, qu'elle s'est élevée dans l'air ; qu'elle y a vu des êtres lumineux, mais qu'il ne lui avait pas été permis de leur parler. Au-delà de la vie de Line, elle se retrouve encore dans l'erraticité, mais dans un état assez pénible, parce que, auparavant, elle avait été un homme «pas bon».


Dans cette incarnation, elle s'appelait Charles Mauville. Elle débute dans la vie publique comme employé de bureau, à Paris. On se battait alors constamment dans les rues. Lui-même a tué du monde et y prenait plaisir ; il était méchant. On coupait des têtes sur la place.


A 50 ans, il a quitté le bureau, est malade (Mayo tousse) et ne tarde pas à mourir. Il peut suivre son enterrement et entendre les gens dire qu'il «a trop fait la noce». Il reste pendant quelque temps attaché à son corps. Il souffre, est malheureux. Enfin, il passe dans le corps de Line.


Autres séances reconstituant l'existence de Line, la Bretonne : «Je ralentis les passes quand j'arrive à l'époque de sa mort ; la respiration devient alors entrecoupée le corps se balance comme porté par les vagues et elle présente des suffocations.»


Séance du 29 décembre 1904. - M. de Rochas commande : «Redeviens Line... au moment où elle s'est noyée.» Aussitôt, Mayo fait un brusque mouvement sur son fauteuil ; elle se retourne sur le côté droit, la figure dans ses mains et reste ainsi quelques secondes. On dirait une première phase de l'acte qui s'accomplit volontairement, car si Line meurt noyée, c'est une noyade volontaire, un suicide, ce qui donne à la scène un aspect tout particulier, bien différent d'une noyade involontaire.


Puis Mayo revient brusquement du côté gauche. Les mouvements respiratoires se précipitent et deviennent difficiles ; la poitrine se soulève avec effort et irrégulièrement ; la figure exprime l'anxiété, l'angoisse ; les yeux sont effarés. Elle fait de véritables mouvements de déglutition, comme si elle avalait de l'eau, mais malgré elle, car on voit qu'elle résiste. Elle pousse à ce moment quelques cris inarticulés ; elle se tord plutôt qu'elle ne se débat et sa figure exprime une si réelle souffrance que M. de Rochas lui ordonne de vieillir de quelques heures. Puis il lui demande:


«T'es-tu débattue longtemps?

- Oui.

Est-ce une mauvaise mort?

- Oui.

Où es-tu?

- Dans le gris.»


30 décembre 1904.


- Existence de Ch. Mauville. Mayo retrace une des phases de la maladie qui l'emporte. Elle semble éprouver toutes les caractéristiques des maladies de poitrine : oppression, quintes de toux pénibles. Elle meurt et assiste à son convoi:


«Y avait-il beaucoup de monde derrière ton cercueil?

- Non.

Que disait-on de toi ? Pas de bien n'est-ce pas ? On rappelait que tu avais été un méchant homme ? - (Après hésitation et tout bas.)

- Oui.»


Elle est ensuite dans le «noir» ; le colonel le lui fait traverser rapidement, elle se réincarne en Bretagne. Elle se voit enfant, puis jeune fille, elle a 16 ans et ne connaît pas encore son futur mari ; à 18 ans, elle le rencontre, l'épouse peu après et devient mère. Ici, nous assistons à une scène d'accouchement d'un réalisme frappant[17] . Le sujet se renverse sur son fauteuil, ses membres se raidissent, sa figure se contracte, et ses souffrances paraissent si intenses que le colonel lui ordonne de passer rapidement.


[17] Cet incident ne lui sera pas, naturellement, révélé au réveil.


Elle a 22 ans, elle a perdu son mari dans un naufrage et son petit enfant est mort. Désespérée, elle se noie. Cet épisode, qu'elle a déjà reproduit dans une autre séance, est si douloureux, que le colonel lui prescrit de passer outre, ce qu'elle fait, mais non sans éprouver une violente secousse. Dans le «gris» où elle se voit ensuite, elle ne souffre pas, comme nous l'avons dit, alors qu'elle avait souffert dans le «noir», après la mort de Ch. Mauville. Elle se réincarne dans sa famille actuelle et est ramenée à son âge présent. Le changement a lieu au moyen de passes magnétiques transversales.


31 décembre 1904.


- «Je me propose dans cette séance d'obtenir quelques nouveaux détails sur la personnalité de Charles Mauville et de tâcher de pousser Mayo jusqu'à une vie précédente. J'approfondis, en conséquence, rapidement le sommeil au moyen de passes longitudinales jusqu'à l'enfance de Mauville. Au moment où je l'interroge, il a 5 ans ; son père est contremaître dans une manufacture, sa mère est vêtue de noir et porte un bonnet. Je continue à approfondir le sommeil.


Avant sa naissance, il est dans le «noir», il souffre. Auparavant, il a été une dame dont le mari était gentilhomme, attaché à la cour de Louis XIV ; elle s'appelait Madeleine de Saint-Marc.


Enquête sur la vie de cette dame. Elle a connu Mlle de La Vallière, qui lui était sympathique : elle ne connaît presque pas Mme de Montespan. Mme de Maintenon lui déplaît.


«On dit que le Roi l'a épousée secrètement?

- Peuh ! c'est tout simplement sa maîtresse.

Et le Roi, comment le trouvez-vous?

- C'est un orgueilleux.

Connaissez-vous M. Scarron?

- Dieu ! qu'il était laid.

Avez-vous vu jouer M. de Molière?

- Oui, mais je ne l'aime pas beaucoup.

Connaissez-vous M. Corneille?

- C'est un sauvage.

Et M. Racine?

- Je connais surtout ses oeuvres ; je les aime beaucoup.»


Je lui propose de la faire vieillir, pour qu'elle voie ce qui lui arrivera plus tard. Elle s'y refuse absolument. C'est en vain que je commande avec autorité ; je ne parviens à vaincre sa résistance qu'au moyen d'énergiques passes transversales, auxquelles elle cherche à se dérober par tous les moyens.


Au moment où je m'arrête, elle a 40 ans ; elle a quitté la cour ; elle tousse et se sent malade de la poitrine. Je la fais parler sur son caractère ; elle avoue qu'elle est égoïste et jalouse, surtout des jolies femmes.


A 45 ans, elle se meurt phtisique. J'assiste à une courte agonie et elle entre dans le noir.»


Arrêtons-nous un instant, pour considérer l'ensemble de ces faits, rechercher les garanties d'authenticité qu'ils présentent et en dégager les enseignements.


Une chose nous frappe tout d'abord : c'est, dans chaque vie rénovée, la répétition constante, au cours de séances multiples, des mêmes événements, dans le même ordre, soit ascendant, soit descendant, d'une façon spontanée, sans hésitation, erreur ni confusion [18].

[18] Un autre expérimentateur, M. A. Bouvier, dit ( Paix universelle de Lyon, 15 septembre 1906) : «Chaque fois que le sujet repasse une même vie, quelles que soient les précautions prises pour le tromper ou le faire tromper, il reste toujours la même individualité, avec son caractère personnel, redressant au besoin les erreurs de ceux qui l'interrogent.»


Puis cette constatation unanime des expérimentateurs, en Espagne, à Genève, Grenoble, Aix, etc., constatation que j'ai pu faire moi-même, chaque fois que j'ai observé des phénomènes de ce genre : à chaque existence nouvelle qui se déroule, l'attitude, le geste, le langage du sujet changent ; l'expression du regard diffère, devenant plus dure, à mesure qu'on recule dans l'ordre des temps. On assiste à l'exhumation d'un ensemble de vues, de préjugés, de croyances en rapport avec l'époque et le milieu où cette existence s'est accomplie. Quand le sujet est une femme et qu'il passe par une incarnation masculine, la physionomie est tout autre ; la voix est plus forte, le ton plus élevé, les allures affectent une certaine brusquerie. Les différences ne sont pas moins accusées lorsqu'on traverse une période enfantine.


Les états physiques et mentaux s'enchaînent, se relient toujours dans une étroite connexité, se complétant les uns par les autres et restant inséparables. Chaque souvenir évoqué, chaque scène revécue, mobilise tout un cortège de sensations et d'impressions, riantes ou pénibles, comiques ou poignantes, suivant les cas, mais parfaitement adéquates à la situation. La loi de corrélation constatée par Pierre Janet, Th. Ribot, etc., se retrouve et se manifeste ici dans toute sa rigueur, avec une précision mécanique, aussi bien en ce qui a trait aux scènes de la vie présente que pour celles se rattachant aux vies antérieures. A elle seule, cette corrélation constante suffirait à assurer à ces deux ordres de souvenirs le même caractère de probabilité. Les souvenirs de l'existence actuelle dans ses phases primaires, effacés de la mémoire normale du sujet, ayant pu être vérifiés exacts, ce qui est une preuve d'authenticité pour les uns devient également une forte présomption en faveur des autres.


D'autre part, les sujets ont reproduit avec une fidélité absolue, avec une vivacité d'impressions et de sensations nullement factices, des scènes aussi émouvantes que compliquées : asphyxie par immersion, agonies causées par la phtisie au plus haut degré, cas de grossesse suivi d'accouchement, avec toute la série des phénomènes physiques qui s'y rattachent : suffocations, douleurs, etc..


Or, ces sujets, presque tous des jeunes filles de 16 à 18 ans, sont très timides de leur nature et peu expertes en matière scientifique. De l'aveu même des expérimentateurs, dont l'un est médecin de la famille de Mayo, leur incapacité de simuler ces scènes est notoire. Elles ne possèdent aucune connaissance en physiologie ou en pathologie et n'ont été témoins, dans leur présente existence, d'aucun incident susceptible de leur fournir des indications et des enseignements sur des faits de cet ordre[19].

[19] Cette opinion a été émise en ma présence, lors de mon passage à Aix, par MM. Lacoste et le docteur Bertrand.


Toutes ces considérations nous portent à écarter les soupçons de fraude, de supercherie ou l'hypothèse d'un simple jeu de l'imagination.


Quel talent, quel art, quelle perfection d'attitude, de geste et d'accent ne faudrait-il pas dépenser d'une façon soutenue, au cours de tant de séances, pour imaginer et simuler des scènes aussi réalistes, parfois dramatiques, en présence d'expérimentateurs habiles à démasquer l'imposture, de praticiens toujours en garde contre l'erreur ou la fourberie ? Un tel rôle ne saurait être attribué à de jeunes personnes ne possédant aucune expérience de la vie, n'ayant reçu qu'une instruction fort restreinte, voire élémentaire.


Autre chose : dans l'enchaînement de ces récits, dans la destinée des êtres qui sont en cause, dans les péripéties de leurs existences, nous retrouvons sans cesse la confirmation de cette haute loi de causalité ou de conséquence des actes qui régit le monde moral. Certes on ne peut pas voir là un reflet des opinions des sujets, puisque ceux-ci ne possèdent aucune notion sur ce point, le milieu où ils ont vécu, l'éducation reçue ne les ayant nullement préparés à la connaissance des vies successives, comme l'attestent les observateurs [20].

[20] Voir à ce sujet A. de Rochas, les Vies successives, page 501.


Evidemment, beaucoup de sceptiques penseront que ces faits sont encore trop peu nombreux pour qu'on puisse en dégager une théorie ferme et des conclusions définitives. On dira qu'il convient d'attendre pour cela une accumulation plus considérable de preuves et de témoignages. On nous objectera peut-être maintes expériences d'allures suspectes, où abondent les anachronismes, les contradictions, les faits apocryphes. Il se dégage de ces récits fantaisistes la forte impression que des observateurs bénévoles ont pu être joués, mystifiés. Mais en quoi les expériences sérieuses en seraient-elles amoindries ? Les abus, les erreurs qui se produisent ça et là ne sauraient atteindre les études poursuivies avec une méthode précise et un rigoureux esprit de contrôle.


Somme toute, nous estimons pour notre part que les faits relatés plus haut, joints à beaucoup d'autres de même nature qu'il serait superflu d'énumérer ici, sont suffisants pour établir l'existence, à la base de l'édifice du moi, d'une sorte de crypte où s'entasse une immense réserve de connaissances et de souvenirs. Le long passé de l'être y a laissé ses traces ineffaçables qui, seules, pourront nous dire le secret des origines et de l'évolution, le mystère profond de la nature humaine.


Il est, dit Herbert Spencer, deux processus de construction de la conscience : l'assimilation et le souvenir. Mais, il faut bien le reconnaître, la conscience normale dont il parle n'est qu'une conscience précaire et restreinte. Elle vacille aux bords des abîmes de l'âme comme une flamme intermittente, éclairant un monde caché où sommeillent des forces, des images, où s'accumulent les impressions recueillies depuis le point initial de l'être.


Et tout cela, caché pendant la vie sous les voiles de la chair, se révèle dans la transe, sort de l'ombre avec d'autant plus de netteté que l'âme est plus dégagée de la matière et plus évoluée.


*


Quant aux réserves faites par le colonel de Rochas à propos des inexactitudes relevées par lui dans les récits des hypnotisés, au cours de ses enquêtes, nous devons ajouter une chose : il n'y a rien d'étonnant à ce que des erreurs aient pu se produire, étant donné l'état mental des sujets et la quantité d'éléments connus et inconnus - à l'heure présente - qui entrent en jeu dans ces phénomènes si nouveaux pour la science. Ceux-ci pourraient être attribués à trois causes différentes, soit à des réminiscences directes des sujets, soit à des visions ou encore à des suggestions d'origine extérieure. Pour le premier cas, remarquons-le, dans toutes les expériences ayant pour but de mettre en vibration les forces animiques, l'être ressemble à un foyer qui s'allume et s'avive, et, dans son activité, projette des vapeurs, des fumées qui voilent de temps à autre la flamme intérieure. Parfois, chez des sujets peu évolués, peu exercés, les souvenirs normaux, les impressions récentes se mêleront donc à des réminiscences plus lointaines. L'habileté des expérimentateurs consistera à faire la part de ces éléments troublants, à dissiper ces brumes et ces ombres, pour rendre au fait central son importance et son éclat.


On pourrait encore voir là les résultats de suggestions exercées par les magnétiseurs ou par des personnalités étrangères. Voici ce que dit, sur ce point, le colonel de Rochas [21]:

[21] Annales des sciences psychiques, janvier 1906, page 22.


«Ces suggestions ne viennent certainement pas de moi, qui ai non seulement évité tout ce qui pouvait mettre le sujet sur une voie déterminée, mais qui ai souvent cherché en vain à l'égarer par des suggestions différentes. Il en a été de même pour les autres expérimentateurs qui se sont livrés à cette étude.


Sont-elles l'effet d'idées qui, suivant l'expression populaire, «sont dans l'air» et qui agissent plus fortement sur l'esprit du sujet dégagé des liens du corps ? Cela pourrait bien être dans une certaine mesure, car on a remarqué que toutes les révélations des extatiques se ressentent plus ou moins du milieu dans lequel ils ont vécu.


Sont-elles dues à des entités invisibles qui, voulant répandre parmi les hommes la croyance aux incarnations successives, procèdent comme la Morale en action, à l'aide de petites histoires sous des noms supposés, pour éviter les revendications entre vivants?»


Les Invisibles, consultés sur la même question par la voie médiumnique, ont répondu [22]:

[22] Communication obtenue dans un groupe du Havre, en juin 1907.


«Lorsque le sujet n'est pas suffisamment dégagé pour lire en lui-même l'histoire de son passé, il arrive que nous procédons par tableaux successifs, reproduisant à sa vue ses propres existences. Ce sont bien alors des visions, et c'est pourquoi elles ne sauraient être toujours exactes.


Nous pouvons vous initier à votre passé, sans toutefois préciser les dates et les lieux. N'oubliez pas que, dégagés des conventions terrestres, il n'y a plus pour nous ni temps ni espace. Vivant en dehors de ces limites, nous commettons facilement des erreurs en tout ce qui s'y rattache. Nous considérons tout cela comme de très petites choses et nous préférons vous entretenir de vos actes bons ou mauvais et de leurs conséquences. Si quelques dates, si quelques noms ne se retrouvent pas dans vos archives, vous en concluez que tout est faux. Erreur profonde de votre jugement ! Les difficultés sont grandes pour vous donner des connaissances aussi précises que vous l'exigez. Mais, croyez-nous, ne vous lassez pas dans vos recherches. Cette étude est la plus noble de toutes. Ne sentez-vous pas que répandre la lumière est beau ? Cependant, sur votre planète, hélas ! il se passera encore bien du temps avant que les masses comprennent vers quelle aurore elles doivent aller!»


Il serait facile d'ajouter un grand nombre de faits se rattachant au même ordre de recherches.


Le prince Adam Wiszniewski, rue du Débarcadère, 7, à Paris, nous communique la relation suivante. Il la doit aux témoins eux-mêmes, dont quelques-uns vivent encore et n'ont consenti à être désignés que par des initiales:


«Le prince Galitzin, le marquis de B..., le comte de R... étaient réunis, pendant l'été de 1862, aux eaux de Hombourg.


Un soir, après avoir dîné très tard, ils se promenaient dans le parc du Casino ; ils y aperçurent une pauvresse couchée sur un banc. L'ayant abordée et interrogée, ils l'invitèrent à venir souper à l'hôtel. Après qu'elle eut soupé avec un grand appétit, le prince Galitzin, qui était magnétiseur, eut l'idée de l'endormir. Après de nombreuses passes, il y réussit. Quel ne fut pas l'étonnement des personnes présentes lorsque, profondément endormie, celle qui, dans la veille, ne s'exprimait qu'en un mauvais dialecte allemand, se mit à parler très correctement en français, racontant qu'elle s'était réincarnée pauvrement, par punition, pour avoir commis un crime dans sa vie précédente, au dix-huitième siècle. Elle habitait alors un château en Bretagne, au bord de la mer. Ayant pris un amant, elle voulut se débarrasser de son mari et le précipita à la mer du haut d'un rocher. Elle désigna le lieu du crime avec une grande précision.


Grâce à ses indications, le prince Galitzin et le marquis de B... purent, plus tard, se rendre en Bretagne, dans les Côtes-du-Nord, séparément, et se livrer à deux enquêtes, dont les résultats furent identiques. Ayant questionné nombre de personnes, ils ne purent recueillir d'abord aucun renseignement. Ils trouvèrent enfin de vieux paysans qui se rappelèrent avoir entendu raconter, par leurs parents, l'histoire d'une jeune et belle châtelaine qui avait fait périr son époux en le précipitant à la mer. Tout ce que la pauvre femme de Hombourg avait dit dans l'état somnambulique fut reconnu exact.


Le prince Galitzin, à son retour de France, repassant à Hombourg, interrogea le commissaire de police au sujet de cette femme. Ce fonctionnaire lui déclara qu'elle était dépourvue de toute instruction, ne parlait qu'un vulgaire dialecte allemand et ne vivait que des mesquines ressources d'une femme à soldats.»


On le voit, la doctrine des vies successives, enseignée par les grandes écoles philosophiques du passé et, de nos jours, par le spiritualisme kardéciste, reçoit, par les travaux des savants et des chercheurs, d'une façon tantôt directe, tantôt indirecte, de nouveaux et nombreux appoints. Grâce à l'expérimentation, les profondeurs les plus cachées de l'âme humaine s'entrouvrent, et notre propre histoire semble se reconstituer de la même manière que la géologie a pu reconstituer l'histoire du globe, en fouillant ses puissantes assises.


La question reste encore pendante, il est vrai. On doit apporter une extrême réserve dans les conclusions. Cependant, malgré les obscurités qui subsistent, nous avons considéré comme un devoir de publier ces faits et ces expériences, afin d'attirer sur eux l'attention des penseurs et de provoquer de nouvelles investigations. C'est à ce prix que la lumière se fera peu à peu, complète, sur ce problème, comme elle s'est faite sur tant d'autres.

*


En principe, nous l'avons dit, l'oubli des existences antérieures est une des conséquences de la réincarnation. Toutefois, cet oubli n'est pas absolu. Chez beaucoup de personnes, le passé se retrouve sous la forme d'impressions, sinon de souvenirs précis. Ces impressions influencent parfois nos actes ; ce sont celles qui ne proviennent ni de l'éducation, ni du milieu, ni de l'hérédité. Dans le nombre, on peut classer les sympathies et les antipathies soudaines, les intuitions rapides, les idées innées. Il suffit de descendre en nous-mêmes, de nous étudier avec attention, pour retrouver dans nos goûts, nos tendances, dans les traits de notre caractère, de nombreux vestiges de ce passé. Malheureusement, trop peu, parmi nous, se livrent à cet examen d'une façon méthodique et attentive.


Il y a plus. On peut citer, à toutes les époques de l'histoire, un certain nombre d'hommes qui, grâce à des dispositions exceptionnelles de leur organisme psychique, ont conservé des souvenirs de leurs vies passées. Pour eux, la pluralité des existences n'est pas une théorie ; c'est un fait directement perçu.


Le témoignage de ces hommes revêt une importance considérable, en ce sens qu'ils occupaient, dans la société de leur temps, une haute situation ; presque tous, esprits supérieurs, ont exercé sur leur époque une grande influence. La faculté, très rare, dont ils jouissaient était, sans doute, le résultat d'une immense évolution. La valeur d'un témoignage étant en rapport direct avec l'intelligence et l'intégrité du témoin, on ne saurait passer sous silence les affirmations de ces hommes, dont quelques-uns ont porté la couronne du génie.


C'est un fait bien connu que Pythagore se rappelait au moins trois de ses existences et les noms qu'il portait dans chacune d'elles [23] : il déclarait avoir été Hermotime, Euphorbe et l'un des Argonautes. Julien, dit l'Apostat, tant calomnié par les chrétiens, mais qui fut, en réalité, une des grandes figures de l'histoire romaine, se rappelait avoir été Alexandre de Macédoine. Empédocle affirmait que, quant à lui, «il se souvenait même d'avoir été successivement garçon et fille[24]».

[23] Hérodote, Hist ., t. II, chap. CXXIII ; Diogène Laerce, Vie de Pythagore.

[24] Fragment, vers. 11-12. Diogène Laerce, Vie d'Empédocle.


D'après Herder (Dialogues sur la Métempsycose), on doit ajouter à ces noms ceux de Yarchas et d'Apollonius de Thyane.


Au moyen âge, nous retrouvons cette faculté chez Jérôme Cardan.


Parmi les modernes, Lamartine déclare, dans son Voyage en Orient, avoir eu des réminiscences très nettes d'un passé lointain. Voici son témoignage:


«Je n'avais en Judée ni Bible ni bagage à la main ; personne pour me donner le nom des lieux et le nom antique des vallées et des montagnes. Pourtant je reconnus de suite la vallée de Térébinthe et le champ de bataille de Saül. Quand nous fûmes au couvent, les Pères me confirmèrent l'exactitude de mes prévisions. Mes compagnons ne pouvaient le croire. De même à Séphora, j'avais désigné du doigt et nommé par son nom une colline surmontée d'un château ruiné, comme le lieu probable de la naissance de la Vierge. Le lendemain, au pied d'une montagne aride, je reconnus le tombeau des Macchabées et je disais vrai sans le savoir. Excepté les vallées du Liban, je n'ai presque jamais rencontré en Judée un lieu ou une chose qui ne fût pour moi comme un souvenir. Avons-nous donc vécu deux fois ou mille fois ? Notre mémoire n'est-elle qu'une image ternie que le souffle de Dieu ravive?»


Chez Lamartine, la conception des vies multiples de l'être était si vive, qu'il se proposait d'en faire l'idée maîtresse, l'inspiratrice par excellence de ses oeuvres. La Chute d'un ange était, dans sa pensée, le premier anneau, et Jocelyn le dernier d'une série d'ouvrages qui devaient se rattacher les uns aux autres et retracer l'histoire de deux âmes poursuivant, à travers les temps, leur évolution douloureuse. Les agitations de la vie politique ne lui laissèrent pas le loisir de relier entre eux les anneaux épars de cette chaîne de chefs-d'oeuvre [25].


[25] Voir Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. VII.


Joseph Méry était pénétré des mêmes idées. Le Journal littéraire, du 25 novembre 1864, disait de lui, de son vivant :


«Il a des théories singulières, qui sont pour lui des convictions. Ainsi il croit fermement qu'il a vécu plusieurs fois ; il se rappelle les moindres circonstances de ses existences antérieures, et il les détaille avec une verve de certitude qui s'impose comme une autorité. Ainsi, il a été l'un des amis de Virgile et d'Horace ; il a connu Auguste et Germanicus ; il a fait la guerre dans les Gaules et en Germanie. Il était général et il commandait les troupes romaines lorsqu'elles ont traversé le Rhin. Il reconnaît dans les montagnes des sites où il a campé ; dans les vallées, des champs de bataille où il a combattu autrefois. Il s'appelait alors Minius. Ici se place un épisode qui semble bien établir que ces souvenirs ne sont pas simplement des mirages de son imagination.


Un jour, dans sa vie présente, il était à Rome et il visitait la bibliothèque du Vatican. Il y fut reçu par de jeunes hommes, des novices en longues robes brunes, qui se mirent à lui parler le latin le plus pur. Méry était bon latiniste en tout ce qui tient à la théorie et aux choses écrites, mais il n'avait pas encore essayé de causer familièrement dans la langue de Juvénal. En entendant ces Romains d'aujourd'hui, en admirant ce magnifique idiome, si bien harmonisé avec les moeurs de l'époque où il était en usage, avec les monuments, il lui sembla qu'un voile tombait de ses yeux, et que lui-même avait conversé, en d'autres temps, avec des amis qui se servaient de ce langage divin. Des phrases toutes faites et irréprochables tombaient de ses lèvres ; il trouva immédiatement l'élégance et la correction ; il parla latin, enfin, comme il parle français. Tout cela ne pouvait se faire sans un apprentissage, et, s'il n'eût pas été un sujet d'Auguste, s'il n'eût pas traversé ce siècle de toutes les splendeurs, il ne se serait pas improvisé une science impossible à acquérir en quelques heures.»


Le Journal littéraire, toujours au sujet de Méry, reprend : «Son autre passage sur la terre a été aux Indes : voilà pourquoi, quand il a publié la Guerre du Nizan, il n'est pas un de ses lecteurs qui ait douté qu'il n'eût habité longtemps l'Asie. Ses descriptions sont si vivantes, ses tableaux sont si originaux, il fait toucher du doigt les moindres détails. Il est impossible qu'il n'ait pas vu ce qu'il raconte ; le cachet de la vérité est là.


Il prétend être entré dans ce pays avec l'expédition musulmane, en 1035. Il y a vécu cinquante ans, il y a passé de beaux jours et il s'y est fixé pour ne plus en sortir. Là, il était encore poète, mais moins lettré qu'à Rome et à Paris. Guerrier d'abord, rêveur ensuite, il a gardé dans son âme les images saisissantes des bords de la rivière sacrée et des sites hindous. Il avait plusieurs demeures à la ville et à la campagne, il a prié dans le temple des Eléphants, il a connu la civilisation avancée de Java, il a vu les splendides ruines qu'il signale et que l'on connaît encore si peu.


Il faut l'entendre raconter ses poèmes, car ce sont de vrais poèmes que ces souvenirs à la Swedenborg. Il est très sérieux, n'en doutez pas. Ce n'est pas une mystification arrangée aux dépens de ses auditeurs. C'est une réalité dont il parvient à vous convaincre.»


Paul Stapfer, dans son livre intitulé : Victor Hugo à Guernesey, raconte ses entretiens avec le grand poète. Celui-ci lui disait sa croyance aux vies successives. Il croyait avoir été Eschyle, Juvénal, etc.. Il faut reconnaître que ces propos ne brillent pas par un excès de modestie et manquent un peu de preuves démonstratives.


Le philosophe subtil et profond que fut Amiel écrivait : «Quand je pense aux intuitions de toutes sortes que j'ai eues depuis mon adolescence, il me semble que j'ai vécu bien des douzaines et presque des centaines de vies. Toute individualité caractérise ce monde idéalement en moi ou plutôt me forme momentanément à son image. C'est ainsi que j'ai été mathématicien, musicien, moine, enfant, mère, etc.. Dans ces états de sympathie universelle, j'ai même été animal et plante.»


Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Ponson du Terrail et beaucoup d'autres écrivains modernes partageaient ces convictions. Gustave Flaubert, dans sa Correspondance (Tome II, page 165), écrit ceci : «Je suis sûr d'avoir été sous l'empire romain directeur de quelque troupe de comédiens ambulants... et, en relisant les comédies de Plaute, il me revient comme des souvenirs.»


*


Aux réminiscences d'hommes, illustres pour la plupart, il faut ajouter celles d'un grand nombre d'enfants.


Ici, le phénomène s'explique aisément. L'adaptation des sens psychiques à l'organisme matériel, à partir de la naissance, s'opère lentement et graduellement. Elle n'est complète que vers la septième année ; plus tard encore chez certains individus.


Jusqu'à cette époque, l'esprit de l'enfant, flottant autour de son enveloppe, vit encore, dans une certaine mesure, de la vie de l'espace. Il jouit de perceptions, de visions qui impressionnent parfois de lueurs fugitives le cerveau physique. C'est ainsi qu'on a pu recueillir de certaines bouches juvéniles des allusions à des vies antérieures, des descriptions de scènes et de personnages n'ayant aucun rapport avec la vie actuelle de ces jeunes êtres.


Ces visions, ces réminiscences s'évanouissent généralement vers l'âge adulte, lorsque l'âme de l'enfant est entrée en pleine possession de ses organes terrestres. Alors, c'est en vain qu'on l'interroge sur ces souvenirs fugaces. Toute transmission des vibrations périspritales a cessé ; la conscience profonde est devenue muette.


On n'a pas prêté jusqu'ici à ces révélations toute l'attention qu'elles méritent. Les parents, rendus inquiets par des manifestations considérées comme étranges et anormales, plutôt que de les provoquer, cherchent au contraire, à en empêcher le retour. La science perd ainsi d'utiles indications. Si l'enfant, lorsqu'il s'essaie à traduire, dans son langage pénible et confus, les vibrations fugitives de son cerveau psychique, était encouragé, interrogé, au lieu d'être rebuté, ridiculisé, on pourrait obtenir sur le passé des éclaircies présentant un certain intérêt, tandis qu'elles sont actuellement perdues dans la plupart des cas.


En Orient, où la doctrine des vies successives est partout répandue, on attache plus d'importance à ces réminiscences. Elles y sont recueillies, contrôlées dans la mesure du possible et, souvent, reconnues exactes. En voici une preuve entre mille:


Une correspondance de Simla (Indes Orientales) au Daily Mail[26] rapporte qu'un jeune enfant, né dans le district, est considéré comme la réincarnation de feu M. Tucker, surintendant de la contrée, assassiné en 1894 par des «discoïts». L'enfant se souvient des moindres incidents de sa précédente vie. Il a voulu se transporter à divers endroits familiers à M. Tucker. A la place du meurtre, il s'est mis à trembler et a donné tous les signes de la terreur. «Ces faits sont assez communs à Burma - ajoute le journal - où les réincarnés se souvenant de leur passé s'appellent des win-sas.»

[26] Reproduit par le Matin et Paris-Nouvelles du 8 juillet 1903, sous le titre : Une réincarnation, correspondance de Londres, 7 juillet.


M. C. de Lagrange, consul de France, écrivait de la Vera-Cruz (Mexique) à la Revue Spirite, le 14 juillet 1880[27]:

[27] Revue Spirite, 1880, page 361.


«Il y a deux ans, nous avions, à la Vera-Cruz, un enfant de 7 ans qui possédait la faculté de médium guérisseur. Plusieurs personnes furent guéries, soit par l'apposition de ses petites mains, soit à l'aide de remèdes végétaux dont il donnait la recette et qu'il affirmait connaître. Lorsqu'on lui demandait où il avait appris ces choses, il répondait que, lorsqu'il était grand, il était médecin. Cet enfant a donc le souvenir d'une existence antérieure.


Il parlait avec difficulté. Son nom était Jules Alphonse, né à la Vera-Cruz. Cette surprenante faculté s'est développée en lui à l'âge de 4 ans. Bien des personnes, incrédules d'abord, en ont été frappées et sont aujourd'hui convaincues. Lorsqu'il est seul avec ses parents. Il leur redit souvent : «Père, il ne faut pas croire que je resterai longtemps avec toi ; je ne suis ici que pour quelques années, puisqu'il faut que j'aille là-bas.» Et si on lui demande : «Mais où veux-tu aller ? - Loin d'ici, répond-il, et où l'on est mieux qu'ici.»


Cet enfant est très sobre, grand dans toutes ses actions, perspicace et très obéissant.» - Depuis ce temps l'enfant est mort.


Le Banner of light, de Boston, du 15 octobre 1892, publiait la relation suivante de l'honorable Isaac G. Forster, insérée également par le Globe Democrat, de Saint-Louis, 20 septembre 1892, le Brooklyn Eagle et le Milwaukee Sentinel, du 25 septembre 1892:


Il y a douze ans, j'habitais le comté d'Effingham (Illinois) et j'y perdis une enfant, Maria, au moment où elle entrait dans la puberté. L'année suivante, j'allai me fixer au Dakota. J'y eus, il y a neuf ans, une nouvelle petite fille, que nous avons appelée Nellie. Depuis qu'elle fut en âge de parler, elle prétendit qu'elle ne se nommait pas Nellie, mais Maria ; que c'était le vrai nom que nous lui donnions autrefois.


Je retournai dernièrement dans le comté d'Effingham pour y régler quelques affaires et j'emmenai Nellie avec moi. Elle reconnut notre ancienne demeure et bien des personnes qu'elle n'avait jamais vues, mais que ma première fille, Maria, connaissait fort bien.


A un mille se trouve la maison d'école que Maria fréquentait. Nellie, qui ne l'avait jamais vue, en fit une description exacte et m'exprima le désir de la revoir. Je l'y conduisis et, une fois là, elle se dirigea directement vers le pupitre que sa soeur occupait, me disant : «Ce pupitre est le mien!»


Le Journal des Débats du 11 avril 1912, dans son feuilleton scientifique signé Henri de Varigny, cite un cas semblable emprunté à l'ouvrage de M. Fielding Hall, lequel s'est livré à de longues recherches sur cette question:


«Il y a environ un demi-siècle, deux enfants, un garçon et une fille, étaient nés le même jour, dans le même village, en Birmanie. Plus tard, on les maria, et après avoir formé une famille et pratiqué toutes les vertus, ils moururent le même jour.


Des temps troublés survinrent, et deux jeunes gens, des deux sexes, durent fuir le village où le premier épisode s'était déroulé ; ils allèrent s'établir ailleurs et eurent deux fils jumeaux qui, au lieu de s'appeler par leurs noms propres, se donnaient entre eux les noms du couple vertueux et du défunt dont il a été parlé.


Les parents s'en étonnèrent, mais bientôt ils comprirent. Pour eux, le couple vertueux s'était réincarné dans leurs enfants. On voulut faire la preuve. On conduisit ceux-ci au village où ils étaient nés. Ils reconnurent tout : routes, maisons, gens, jusqu'aux vêtements du couple, conservés sans qu'on dise pour quelle raison. L'un se rappela avoir emprunté deux roupies à une personne. Celle-ci vivait encore ; elle confirma le fait.


M. Fielding Hall, qui a vu les deux enfants alors qu'ils avaient 6 ans, trouvait à l'un une apparence plus féminine ; celui-ci hébergerait l'âme de la femme défunte. Avant la réincarnation, disent-ils, ils ont vécu quelque temps sans corps, dans les branches d'arbres. Mais ces souvenirs lointains deviennent de moins en moins nets et s'effacent peu à peu.»


Cette perception des vies antérieures se retrouve aussi, exceptionnellement, chez quelques adultes.


Le docteur Gaston Durville, dans Psychic Magazine, numéro de janvier à avril 1914, rapporte un cas remarquable de rénovation des souvenirs à l'état de veille. Mme Laure Raynaud, connue à Paris pour ses guérisons au moyen du magnétisme, affirmait, depuis longtemps, qu'elle se souvenait d'une autre vie passée en un lieu qu'elle dépeignait et qu'elle disait retrouver un jour. Elle déclarait avoir vécu dans des conditions nettement déterminées (sexe, rang social, nationalité, etc.) et s'être désincarnée, il y a un certain nombre d'années, à la suite de telle maladie. Des témoignages précis furent recueillis à ce sujet.


Mme Raynaud, partie en Italie en mars 1913, reconnut le pays où elle avait vécu. Elle parcourut les environs de Gênes et retrouva son habitation comme elle l'avait décrite. «Grâce au concours de M. Calaure, un psychiste érudit de Gênes, nous retrouvâmes, dit le docteur, dans les registres de la paroisse San Francesco d'Albaro, un acte de décès qui fut celui de Mme Raynaud, n° 1. Toutes les déclarations faites par elle il y a plusieurs années, sexe, condition sociale, nationalité, âge et cause de décès, etc. se trouvèrent confirmées.»


*


Les témoignages provenant du monde invisible sont aussi abondants que variés. Non seulement des Esprits, en grand nombre, affirment dans leurs messages avoir vécu plusieurs fois sur la terre ; mais il en est qui annoncent à l'avance leur réincarnation. Ils désignent leur futur sexe et l'époque de leur naissance ; ils fournissent des indices sur leurs apparences physiques ou leurs dispositions morales, qui permettent de les reconnaître à leur retour en ce monde ; ils prédisent ou énoncent des particularités de leur existence prochaine, que l'on a pu vérifier.


La revue Filosofia della Scienza, de Palerme, numéro de janvier 1911, publie sur un cas de réincarnation un récit du plus haut intérêt, que nous résumons ci-après. C'est le chef de la famille dans laquelle les événements se sont passés, le docteur Carmelo Samona, de Palerme, qui parle:


«Nous avons perdu, le 15 mars 1910, une fillette que ma femme et moi adorions ; chez ma compagne, le désespoir fut tel que je craignis un moment pour sa raison. Trois jours après la mort d'Alexandrine, ma femme eut un rêve où elle crut voir l'enfant lui dire : «Mère, ne pleure plus, je ne t'ai pas abandonnée ; je ne me suis pas éloignée de toi : au contraire, je te reviendrai comme enfant.»


Trois jours plus tard, répétition de ce même rêve. La pauvre mère, dont rien ne pouvait atténuer la douleur, et qui n'avait, à cette époque, aucune notion des théories du spiritualisme moderne, ne puisait dans ces rêves qu'une nouvelle raison d'attiser sa peine. Un matin qu'elle se lamentait comme de coutume, trois coups secs se firent entendre à la porte de la chambre où nous nous trouvions. Croyant à l'arrivée de ma soeur, mes enfants, qui étaient avec nous, allèrent ouvrir la porte en disant : «Tante Catherine, entrez.» Notre surprise, à tous, fut grande en constatant qu'il n'y avait personne derrière cette porte, ni dans la pièce qui la précédait. C'est alors que nous résolûmes de commencer des séances de typtologie, dans l'espoir que, par ce moyen peut-être, nous aurions quelques éclaircissements sur le fait mystérieux des rêves et des coups qui nous préoccupaient tant ; nous continuâmes, d'ailleurs, nos expériences pendant trois mois avec une grande régularité.


Dès notre première séance, deux entités se manifestèrent : l'une disait être ma soeur, l'autre, notre chère disparue. Cette dernière confirma, par la table, son apparition dans les deux rêves de ma femme et révéla que les coups frappés l'avaient été par elle. Elle répéta encore à sa mère : «Ne te désole plus, car je naîtrai de nouveau par toi et avant Noël.» La prédiction était accueillie par nous avec d'autant plus d'incrédulité qu'un accident suivi d'opération (le 21 novembre 1909) rendait invraisemblable toute nouvelle grossesse chez ma femme. Et cependant, le 10 avril, un premier soupçon de grossesse se révéla chez elle. Le 4 mai suivant, notre fille se manifesta encore par la table et nous donna un nouvel avertissement : «Mère, il y en a une autre en toi.» Comme nous ne comprenions pas cette phrase, l'autre entité qui, paraît-il, accompagnait toujours notre fille, la confirma en la commentant ainsi : «La petite ne se trompe pas : un autre être se développe en toi, ma chère Adèle.»


Les communications qui suivirent ratifièrent toutes ces déclarations et les précisèrent même, en annonçant que les enfants à naître seraient des filles ; que l'une d'elles ressemblerait à Alexandrine et serait même un peu plus belle qu'elle ne l'était antérieurement. Malgré l'incrédulité persistante de ma femme, les choses parurent prendre la tournure annoncée, car au mois d'août, le docteur Cordaro, accoucheur réputé, pronostiqua la grossesse gémellaire.


Et le 22 novembre 1910, ma femme donna le jour à deux fillettes, sans ressemblance entre elles, l'une, toutefois, reproduisant sur ses traits les particularités physiques bien spéciales qui caractérisaient la physionomie d'Alexandrine, c'est-à-dire une hyperhémie de l'oeil gauche, une légère séborrhée de l'oreille droite, enfin une dissymétrie peu marquée de la face. Et, à l'appui de ses déclarations, le docteur Carmelo Samona apporte les attestations de sa soeur Samona Gardini, du professeur Wigley, de Mme Mercantini, du marquis Natoli, de la princesse Niscomi, du comte di Ranchileile qui, tous, avaient été tenus au courant, au fur et à mesure qu'elles se produisaient, des communications obtenues dans la famille du docteur Carmelo Samona.


Depuis la naissance de cette enfant, deux ans et demi se sont écoulés et le docteur Carmona écrit à Filosofia della Scienza que la ressemblance d'Alexandrine II° avec Alexandrine I° n'a fait que se confirmer, non seulement au physique, mais surtout au moral. Mêmes attitudes et jeux calmes, mêmes formes de caresses à sa mère ; mêmes terreurs enfantines exprimées dans les mêmes termes, même tendance irrésistible à se servir de la main gauche, même façon d'écorcher les noms de ceux qui l'entourent. Comme Alexandrine I°, elle ouvre l'armoire aux chaussures toutes les fois qu'elle peut pénétrer dans la chambre où ce meuble se trouve, se chausse un pied, et se promène triomphalement dans la chambre. En un mot, elle refait de façon absolument identique l'existence à l'âge correspondant d'Alexandrine I°.


On ne remarque rien de semblable chez Maria Pace, sa soeur jumelle.

On comprend tout l'intérêt que présente une observation de cet ordre, suivie pendant des années par un investigateur de la valeur du docteur Carmona [28].

[28] Annales des Sciences psychiques, juillet 1913, n° 7, pages 196 et suivantes.


M. Th. Jaffeux, avocat à la Cour d'appel de Paris, nous communiquait le fait suivant (5 mars 1911):


«Depuis le commencement de 1908, j'avais comme esprit guide une femme que j'avais connue dans mon enfance, et dont toutes les communications présentaient un caractère de précision rare : noms, adresses, soins médicaux, prédictions d'ordre familial, etc.. Au mois de juin 1909, je transmis à cette Entité, de la part du Père Henri, directeur spirituel du groupe, le conseil de ne pas prolonger indéfiniment un séjour stationnaire dans l'espace. L'Entité me répondit, à cette époque : «J'ai l'intention de me réincarner ; j'aurai successivement trois incarnations très brèves». Vers le mois d'octobre 1909, elle m'a annoncé spontanément qu'elle allait se réincarner dans ma famille et elle m'a désigné le lieu de cette réincarnation : un village du département d'Eure-et-Loir. J'y avais, en effet, une cousine enceinte à ce moment. Je posai alors la question suivante : «A quel signe pourra-t-on vous reconnaître ? - R. : J'aurai une cicatrice de 2 centimètres sur le côté droit de la tête.» Le 15 novembre, la même Entité m'annonça qu'elle cesserait de venir au mois de janvier suivant et serait remplacée par un autre Esprit. Je songeai dès ce moment à donner à cette preuve toute sa portée et rien ne m'eût été plus facile, après avoir fait constater officiellement la prédiction, de faire dresser un certificat médical à la naissance de l'enfant. Malheureusement je me trouvais en présence d'une famille qui manifestait une hostilité farouche contre le spiritisme ; j'étais désarmé. Au mois de janvier 1910, l'enfant naquit avec une cicatrice de 2 centimètres sur le côté droit de la tête. Il a, à l'heure actuelle, 14 mois.»


M. Warcollier, ingénieur chimiste à Paris, rapporte le fait suivant dans la Revue scientifique et morale de février 1920:


«Mme B..., appartenant à une famille aristocratique d'opinions royalistes, me fut présentée par une personne de ma famille, Mme Viroux. Elle avait perdu pendant la guerre un fils qu'elle aimait particulièrement ; il lui reste encore d'autres enfants, dont une fille mariée dont il sera question plus loin. Les détails relatifs à ce cas sont connus de tous les amis de Mme B... qui en avaient été informés au cours des événements. Engagé volontaire au début de la guerre, son fils gagna rapidement les galons de sous-lieutenant et fut tué pendant une attaque. La mère eut un rêve dans lequel elle vit l'endroit précis, un remblai de chemin de fer, où le corps de son fils était enseveli. Grâce à ce rêve, elle retrouva la dépouille de son enfant et la fit inhumer dans le cimetière du village voisin.


Quelques mois après, elle eut un autre rêve et vit son fils qui lui disait : «Maman, ne pleure pas, je vais revenir, pas chez toi, mais chez ma soeur.» Elle ne comprit pas le sens de ces paroles ; mais sa fille eut un rêve semblable, dans lequel elle vit son frère, redevenu enfant, qui jouait dans sa propre chambre. Ni l'une ni l'autre ne pensait ni ne croyait à la réincarnation. La fille de Mme B..., n'ayant jamais eu d'enfants, se désolait à ce sujet. Mais peu après elle devint enceinte.


La nuit qui précéda la naissance, Mme B... revit son fils en rêve. Il lui parla encore de son retour et lui montra un bébé nouveau-né ayant des cheveux noirs qu'elle reconnut parfaitement lorsqu'elle le reçut entre ses mains quelques heures plus tard. Mme B... est persuadée, par mille détails psychologiques et par de curieux traits de caractère, que cet enfant est bien son fils réincarné et cependant elle affirme qu'elle n'était pas auparavant réincarnationiste. Catholique de naissance et par son rang, tout en sympathisant avec le clergé elle avoue qu'elle était absolument sceptique, voire peut-être athée et n'avait jamais fréquenté ni les spirites ni les théosophes.»


*


Nous avons indiqué dans ce chapitre les causes physiques de l'oubli des vies antérieures. En le terminant, ne convient-il pas de nous placer à un autre point de vue et de nous demander si cet oubli ne se justifie pas par une nécessité d'ordre moral ? Le souvenir du passé ne nous paraît pas désirable pour la majorité des hommes, faibles «roseaux pensants» qu'agite le souffle des passions. Au contraire, il semble indispensable à leur avancement que les vies d'autrefois soient momentanément effacées de leur mémoire.


La persistance des souvenirs entraînerait la persistance des idées erronées, des préjugés de caste, de temps et de milieu, en un mot, de tout un héritage mental, de tout un ensemble de vues et de choses que nous aurions d'autant plus de peine à modifier, à transformer, qu'il serait plus vivant en nous. Il y aurait là bien des entraves à notre éducation, à nos progrès ; notre jugement se trouverait souvent faussé dès la naissance. L'oubli, au contraire, en nous permettant de profiter plus largement des états différents que nous procure une nouvelle vie, nous aide à reconstruire notre personnalité sur un plan meilleur ; nos facultés et notre expérience y gagnent en étendue et en profondeur.


Autre considération, plus grave encore : la connaissance d'un passé taré, souillé, comme ce doit être le cas pour beaucoup d'entre nous, serait un lourd fardeau à porter. Il faut une volonté fortement trempée pour voir sans vertige se dérouler une longue suite de fautes, de défaillances, d'actes honteux, de crimes peut-être, pour en peser les conséquences et se résigner à les subir. La plupart des hommes actuels sont incapables d'un tel effort. Le souvenir des vies antérieures ne peut être profitable qu'à l'esprit assez évolué, assez maître de lui-même pour en supporter le poids sans faiblir, assez détaché des choses humaines pour contempler avec sérénité le spectacle de son histoire, revivre les peines endurées, les injustices souffertes, les trahisons de ceux qu'il a aimés. C'est un douloureux privilège de connaître le passé évanoui, passé de sang et de larmes, et c'est aussi une cause de tortures morales, de déchirements intérieurs.


Les visions qui s'y rattachent seraient, dans la plupart des cas, une source de cruels soucis pour l'âme faible, aux prises avec sa destinée. Si nos vies précédentes ont été heureuses, la comparaison entre les joies qu'elles nous donnaient et les amertumes du présent rendrait celles-ci insupportables. Furent-elles coupables ? L'attente perpétuelle des maux qu'elles entraîneraient paralyserait notre action, rendrait notre existence stérile. La persistance des remords, la lenteur de notre évolution nous feraient croire que la perfection est irréalisable!


Combien de choses ne voudrions-nous pas effacer de notre vie actuelle, qui sont autant d'obstacles à notre paix intérieure, autant d'entraves à notre liberté ! Que serait-ce donc si la perspective des siècles parcourus se déroulait sans cesse, dans tous ses détails, devant notre regard ! Ce qu'il importe d'apporter avec soi, ce sont les fruits utiles du passé, c'est-à-dire les capacités acquises ; c'est là l'instrument de travail, le moyen d'action de l'esprit. C'est aussi tout ce qui constitue le caractère, l'ensemble des qualités et des défauts, des goûts et des aspirations, tout ce qui déborde de la conscience profonde dans la conscience normale.


La connaissance intégrale des vies écoulées présenterait des inconvénients redoutables, non seulement pour l'individu, mais aussi pour la collectivité. Elle introduirait dans la vie sociale des éléments de discorde, des ferments de haine qui aggraveraient la situation de l'humanité et entraveraient tout progrès moral. Tous les criminels de l'Histoire, réincarnés pour expier, seraient démasqués ; les hontes, les trahisons, les perfidies, les iniquités de tous les siècles seraient de nouveau étalées sous nos yeux. Le passé accusateur, connu de tous, redeviendrait une cause de profonde division et de vives souffrances.


L'homme, revenu ici-bas pour agir, développer ses facultés, conquérir de nouveaux mérites, doit regarder en avant et non en arrière. L'avenir s'ouvre devant lui, plein d'espérance et de promesses ; la grande loi lui commande d'avancer résolument et, pour lui rendre la marche plus facile, pour le délivrer de tout lien, de tout fardeau, elle étend un voile sur son passé. Remercions la Puissance infinie qui, en nous allégeant du bagage écrasant des souvenirs, nous a rendu l'ascension plus aisée, la réparation moins amère.


Parfois on nous objecte qu'il serait injuste d'être puni pour des fautes oubliées, comme si l'oubli effaçait la faute ! On nous dit [29] , par exemple : «Une justice qui se trame dans le secret, et que nous ne pouvons pas juger nous-mêmes, doit être considérée comme une iniquité.»

[29] Journal de Charleroi, 18 février 1899. C 'est ce qu'objectait déjà, au quatrième siècle, Enée de Gaza, dans son Théophraste.


Mais d'abord, est-ce que tout n'est pas un secret pour nous ? Le brin d'herbe qui pousse, le vent qui souffle, la vie qui s'agite, l'astre qui glisse dans la nuit silencieuse, tout est mystère. Si nous ne devons croire qu'aux choses bien comprises, à quoi croirons-nous?


Si un criminel, condamné par les lois humaines, tombe malade et perd la mémoire de ses actions - nous avons vu que les cas d'amnésie ne sont pas rares - s'en suit-il que sa responsabilité s'évanouit en même temps que ses souvenirs ? Aucune puissance ne peut faire que le passé n'ait pas été.


Dans beaucoup de cas, il serait plus atroce de savoir que d'ignorer. Quand l'esprit dont les vies lointaines furent coupables quitte la terre et que les mauvais souvenirs se réveillent pour lui, lorsqu'il voit se dresser des ombres vengeresses, regrette-t-il le temps de l'oubli ? accuse-t-il Dieu de lui avoir ôté, avec la mémoire de ses fautes, la perspective des épreuves qu'elles entraînent?


Qu'il nous suffise donc de connaître le but de la vie, de savoir que la divine justice gouverne le monde. Chacun est à la place qu'il s'est faite et rien n'arrive qui ne soit mérité. N'avons-nous pas notre conscience pour guide, et les enseignements de génies célestes ne brillent-ils pas d'un vif éclat dans notre nuit intellectuelle?


Mais l'esprit humain flotte à tous les vents du doute et de la contradiction. Tantôt il trouve que tout est bien et il demande de nouvelles puissances de vie ; tantôt il maudit l'existence et réclame le néant. La justice éternelle peut-elle conformer ses plans à nos vues mobiles et changeantes ? Poser la question, c'est la résoudre. La justice n'est éternelle que parce qu'elle est immuable. Dans le cas qui nous occupe, elle est l'harmonie parfaite s'établissant entre la liberté de nos actions et la fatalité de leurs conséquences. L'oubli temporaire de nos fautes n'entrave pas leur effet. L'ignorance du passé est nécessaire, afin que toute l'activité de l'homme se porte vers le présent et vers l'avenir, afin qu'il se soumette à la loi de l'effort et se conforme aux conditions du milieu où il renaît.


*


Pendant le sommeil, l'âme agit, pense, erre. Parfois elle remonte au monde des causes et retrouve la notion des vies écoulées. De même que les étoiles brillent seulement pendant la nuit, de même notre présent doit se voiler d'ombre pour que les lueurs du passé s'allument à l'horizon de la conscience.


La vie dans la chair, c'est le sommeil de l'âme ; c'est le rêve, triste ou joyeux. Pendant qu'il dure, nous oublions les rêves précédents, c'est-à-dire les incarnations passées. Cependant, c'est toujours la même individualité qui persiste sous ses deux formes d'existence. Dans son évolution, elle traverse alternativement des périodes de contraction et de dilatation, d'ombre et de lumière. La personnalité se restreint ou s'épanouit dans ces deux états successifs, comme elle se perd et se ressaisit à travers les alternatives du sommeil et de la veille, jusqu'à ce que l'âme, parvenue à l'apogée intellectuel et moral, ait fini pour toujours de rêver.


Il est en chacun de nous un livre mystérieux où tout s'inscrit en caractères ineffaçables. Ferme à nos yeux pendant la vie terrestre, il s'ouvre dans l'espace ; l'esprit avancé en parcourt à son gré les pages. Il y trouve des enseignements, des impressions et des sensations que l'homme matériel a peine à comprendre.


Ce livre, le subconscient des psychistes, est ce que nous appelons le périsprit. Plus celui-ci s'épure, plus les souvenirs se précisent. Nos vies, une à une, émergent de l'ombre et défilent devant nous, pour nous accuser ou nous glorifier. Les moindres faits, actes, pensées, tout reparaît et s'impose à notre attention. Alors l'esprit contemple la réalité redoutable ; il mesure son degré d'élévation ; sa conscience prononce sans recours. Qu'elles sont douces à l'âme, à cette heure, les bonnes actions accomplies, les oeuvres de sacrifice ! Mais lourdes sont les défaillances, les oeuvres d'égoïsme et d'iniquité!


Pendant l'incarnation, nous devons le rappeler, la matière couvre le périsprit de son épais manteau ; elle comprime, éteint ses radiations ; de là, l'oubli. Délivré de ce lien, l'esprit élevé retrouve la plénitude de sa mémoire. L'esprit inférieur ne se souvient guère que de sa dernière existence. C'est l'essentiel pour lui, puisqu'elle est la somme des progrès acquis, la synthèse de tout son passé ; par elle, il peut mesurer sa situation. Ceux dont la pensée ne s'est pas imprégnée, sur notre monde, de la notion des préexistences, ignorent longtemps leurs vies premières, les plus éloignées. De là l'affirmation de nombreux Esprits, en certains pays, que la réincarnation n'est pas une loi. Ceux-là n'ont pas interrogé les profondeurs de leur être ; ils n'ont pas ouvert le livre fatidique où tout est gravé. Ils conservent les préjugés du milieu terrestre où ils ont vécu, et ces préjugés, au lieu de les inciter à cette recherche, les en détournent plutôt.


Les Esprits supérieurs, par un sentiment de charité, connaissant la faiblesse de ces âmes, jugeant que la connaissance du passé ne leur est pas encore nécessaire, évitent d'attirer sur ce point leur attention, afin de leur épargner la vue de pénibles tableaux. Mais un jour vient où, sous les suggestions d'en haut, leur volonté s'éveille et fouille ces replis cachés de la mémoire. Alors, les vies antérieures leur apparaissent comme un mirage lointain. Un temps viendra où, la connaissance de ces choses étant plus répandue, tous les esprits terrestres, initiés par une forte éducation à la loi des renaissances, verront le passé se dérouler devant eux aussitôt après la mort et même, en certains cas, pendant cette vie. Ils auront acquis la force morale nécessaire pour affronter ce spectacle sans faiblir.


Pour les âmes épurées, le souvenir est constant. L'esprit élevé a le pouvoir de revivre à volonté dans le passé, de voir le présent avec ses conséquences et de pénétrer dans le mystérieux avenir, dont les profondeurs s'illuminent par instants, pour lui, de rapides éclairs, pour replonger ensuite dans le sombre inconnu.


  


Breado

Grupo Marcos

Autores Espíritas Clássicos